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Kin-Fo connaissait la ville, et il se fit conduire au Taè-Ouang-Miao, «le temple des princes souverains». C'est tout simplement une bonzerie, transformée en hôtel, où les étrangers peuvent se loger assez confortablement.

Kin-Fo, Craig et Fry s'installèrent aussitôt, les deux agents dans une chambre contiguë à celle de leur précieux client.

Quant à Soun, il disparut pour aller dormir dans le coin, qui lui fut assigné, et on ne le revit plus.

Une heure après, Kin-Fo et ses fidèles quittaient leurs chambres, déjeunaient avec appétit et se demandaient ce qu'il convenait de faire.

«Il convient, répondirent Craig-Fry, de lire la Gazette officielle, afin de voir s'il s'y trouve quelque article qui nous concerne.

– Vous avez raison, répondit Kin-Fo. Peut-être apprendrons-nous ce qu'est devenu Wang.»

Tous trois sortirent donc de l'hôtel. Par prudence, les deux acolytes marchaient aux côtés de leur client, dévisageant les passants et ne se laissant approcher par personne. Ils allèrent ainsi par les étroites rues de la ville et gagnèrent les quais. Là, un numéro de la Gazette officielle fut acheté et lu avidement.

Rien! rien que la promesse de deux mille dollars ou de treize cents taëls, à qui ferait connaître à William J. Bidulph la résidence actuelle du sieur Wang, de Shang-Haï.

«Ainsi, dit Kin-Fo, il n'a pas reparu!

– Donc, il n'a pas lu l'avis le concernant, répondit Craig.

– Donc, il doit rester dans les termes du mandat, ajouta Fry.

– Mais où peut-il être? s'écria Kin-Fo.

– Monsieur, dirent Fry-Craig, pensez-vous être plus menacé pendant les derniers jours de la convention?

– Sans aucun doute, répondit Kin-Fo. Si Wang ne connaît pas les changements survenus dans ma situation, et cela paraît probable, il ne pourra se soustraire à la nécessité de tenir sa promesse. Donc, dans un jour, dans deux, dans trois, je serai plus menacé que je ne le suis aujourd'hui, et, dans six, plus encore!

– Mais, le délai passé?…

– Je n'aurai plus rien à craindre.

– Eh bien, monsieur, répondirent Craig-Fry, il n'y a que trois moyens de vous soustraire à tout danger pendant ces six jours.

– Quel est le premier? demanda Kin-Fo.

– C'est de rentrer à l'hôtel, dit Craig, de vous y enfermer dans votre chambre, et d'attendre que le délai soit expiré.

– Et le second?

– C'est de vous faire arrêter comme malfaiteur, répondit Fry, afin d'être mis en sûreté dans la prison de Tong-Tchéou!

– Et le troisième?

– C'est de vous faire passer pour mort, répondirent Fry-Craig, et de ne ressusciter que lorsque toute sécurité vous sera rendue.

– Vous ne connaissez pas Wang! s'écria Kin-Fo. Wang trouverait moyen de pénétrer dans mon hôtel, dans ma prison, dans ma tombe! S'il ne m'a pas frappé jusqu'ici, c'est qu'il ne l'a pas voulu, c'est qu'il lui a paru préférable de me laisser le plaisir ou l'inquiétude de l'attente! Qui sait quel peut avoir été son mobile? En tout cas, j'aime mieux attendre en liberté.

– Attendons!… Cependant!… dit Craig.

– Il me semble que… ajouta Fry.

– Messieurs, répondit Kin-Fo d'un ton sec, je ferai ce qu'il me conviendra. Après tout, si je meurs avant le 25 de ce mois, qu'est-ce que votre Compagnie peut perdre?

– Deux cent mille dollars, répondirent Fry-Craig, deux cent mille dollars qu'il faudra payer à vos ayants droit!

– Et moi toute ma fortune, sans compter la vie! Je suis donc plus intéressé que vous dans l'affaire!

– Très juste!

– Très vrai!

– Continuez donc à veiller sur moi, tant que vous le jugerez convenable, mais j'agirai à ma guise!»

Il n'y avait point à répliquer.

Craig-Fry durent donc se borner à serrer leur client de plus près et à redoubler de précautions. Mais, ils ne se le dissimulaient pas, la gravité de la situation s'accentuait chaque jour davantage.

Tong-Tchéou est une des plus anciennes cités du Céleste Empire. Assise sur un bras canalisé du Peï-ho, à l'amorce d'un autre canal qui la relie à Péking, il s'y concentre un grand mouvement d'affaires. Ses faubourgs sont extrêmement animés par le va-et-vient de la population.

Kin-Fo et ses deux compagnons furent plus vivement frappés de cette agitation, lorsqu'ils arrivèrent sur le quai, auquel s'amarrent les sampans et les jonques du commerce.

En somme, Craig et Fry, tout bien pesé, en étaient venus à se croire plus en sûreté au milieu d'une foule. La mort de leur client devait, en apparence, être due à un suicide. La lettre, qui serait trouvée sur lui, ne laisserait aucun doute à cet égard. Wang n'avait donc intérêt à le frapper que dans certaines conditions, qui ne se présentaient pas au milieu des rues fréquentées ou sur la place publique d'une ville. Conséquemment, les gardiens de Kin-Fo n'avaient pas à redouter un coup immédiat. Ce dont il fallait se préoccuper uniquement, c'était de savoir si le Taï-ping, par un prodige d'adresse, ne suivait pas leurs traces depuis le départ de Shang-Haï. Aussi usaient-ils leurs yeux à dévisager les passants.

Tout à coup, un nom fut prononcé, qui était bien pour leur faire dresser l'oreille.

«Kin-Fo! Kin-Fo!» criaient quelques petits Chinois, sautant et frappant des mains au milieu de la foule.

Kin-Fo avait-il donc été reconnu, et son nom produisait-il l'effet accoutumé?

Le héros malgré lui s'arrêta.

Craig-Fry se tinrent prêts à lui faire, le cas échéant, un rempart de leurs corps.

Ce n'était point à Kin-Fo que ces cris s'adressaient.

Personne ne semblait se douter qu'il fût là. Il ne fit donc pas un mouvement, et, curieux de savoir à quel propos son nom venait d'être prononcé, il attendit.

Un groupe d'hommes, de femmes, d'enfants, s'était formé autour d'un chanteur ambulant, qui paraissait très en faveur auprès de ce public des rues. On criait, on battait des mains, on l'applaudissait d'avance.

Le chanteur, lorsqu'il se vit en présence d'un suffisant auditoire, tira de sa robe un paquet de pancartes illustrées d'enjolivements en couleurs; puis, d'une voix sonore: «Les Cinq Veilles du Centenaire!» cria-t-il.

C'était la fameuse complainte qui courait le Céleste Empire!

Craig-Fry voulurent entraîner leur client; mais, cette fois, Kin-Fo s'entêta à rester. Personne ne le connaissait. Il n'avait jamais entendu la complainte qui relatait ses faits et gestes. Il lui plaisait de l'entendre!

Le chanteur commença ainsi: «A la première veille, la lune éclaire le toit pointu de la maison de Shang-Haï. Kin-Fo est jeune. Il a vingt ans. Il ressemble au saule dont les premières feuilles montrent leur petite langue verte!

«A la deuxième veille, la lune éclaire le côté est du riche yamen. Kin-Fo a quarante ans. Ses dix mille affaires réussissent à souhait. Les voisins font son éloge.»

Le chanteur changeait de physionomie et semblait vieillir à chaque strophe. On le couvrait d'applaudissements.