Выбрать главу

Donc, le 26 juin, à midi, Kin-Fo, Craig-Fry et Soun s'embarquaient sur le Peï-tang, et descendaient le cours du Peï-ho. Les sinuosités de ce fleuve sont si capricieuses, que son parcours est précisément le double d'une ligne droite qui joindrait Tong-Tchéou à son embouchure; mais il est canalisé, et navigable, par conséquent, pour des navires d'assez fort tonnage. Aussi, le mouvement maritime y est-il considérable, et beaucoup plus important que celui de la grande route, qui court presque parallèlement à lui.

Le Peï-tang descendait rapidement entre les balises du chenal, battant de ses aubes les eaux jaunâtres du fleuve, et troublant de son remous les nombreux canaux d'irrigation des deux rives. La haute tour d'une pagode au-delà de Tong-Tchéou fut bientôt dépassée et disparut à l'angle d'un tournant assez brusque.

A cette hauteur, le Peï-ho n'était pas encore large. Il coulait, ici entre des dunes sablonneuses, là le long des petits hameaux agricoles, au milieu d'un paysage assez boisé, que coupaient des vergers et des haies vives.

Plusieurs bourgades importantes parurent, Matao, Hé-Si-Vou, Nane-Tsaë, Yang-Tsoune, où les marées se font encore sentir.

Tien-Tsin se montra bientôt. Là, il y eut perte de temps, car il fallut faire ouvrir le pont de l'Est, qui réunit les deux rives du fleuve, et circuler, non sans peine, au milieu des centaines de navires dont le port est encombré. Cela ne se fit pas sans grandes clameurs, et coûta à plus d'une barque les amarres qui la retenaient dans le courant. On les coupait, d'ailleurs, sans aucun souci du dommage qui pouvait en résulter. De là une confusion, un embarras de bateaux en dérive, qui aurait donné fort à faire aux maîtres de port, s'il y avait eu des maîtres de port à Tien-Tsin.

Pendant toute cette navigation, dire que Craig et Fry, plus sévères que jamais, ne quittaient pas leur client d'une semelle, ce ne serait vraiment pas dire assez.

Il ne s'agissait plus du philosophe Wang, avec lequel un accommodement eût été facile, si l'on avait pu le prévenir, mais bien de Lao-Shen, ce Taï-ping qu'ils ne connaissaient pas, ce qui le rendait bien autrement redoutable. Puisqu'on allait à lui, on aurait pu se croire en sûreté, mais qui prouvait qu'il ne s'était pas déjà mis en route pour rejoindre sa victime! Et alors comment l'éviter, comment le prévenir? Craig et Fry voyaient un assassin dans chaque passager du Peï-tang! Ils ne mangeaient plus, ils ne dormaient plus, ils ne vivaient plus!

Si Kin-Fo, Craig et Fry étaient très sérieusement inquiets, Soun, pour sa part, ne laissait pas d'être horriblement anxieux. La seule pensée d'aller sur mer lui faisait déjà mal au cœur. Il pâlissait à mesure que le Peï-tang se rapprochait du golfe de Pé-Tché-Li. Son nez se pinçait, sa bouche se contractait, et, cependant, les eaux calmes du fleuve n'imprimaient encore aucune secousse au steamboat.

Que serait-ce donc, lorsque Soun aurait à supporter les courtes lames d'une étroite mer, ces lames qui rendent les coups de tangage plus vifs et plus fréquents!

«Vous n'avez jamais navigué? lui demanda Craig.

– Jamais!

– Cela ne va pas? lui demanda Fry.

– Non!

– Je vous engage à redresser la tête, ajouta Craig.

– La tête?…

– Et à ne pas ouvrir la bouche… ajouta Fry…

– La bouche?…»

Là-dessus, Soun fit comprendre aux deux agents qu'il aimait mieux ne pas parler, et il alla s'installer au centre du bateau, non sans avoir jeté sur le fleuve, très élargi déjà, ce regard mélancolique des personnes prédestinées à l'épreuve, un peu ridicule, du mal de mer.

Le paysage s'était alors modifié dans cette vallée que suivait le fleuve. La rive droite, plus accore, contrastait, par sa berge surélevée, avec la rive gauche, dont la longue grève écumait sous un léger ressac. Au-delà s'étendaient de vastes champs de sorgho, de maïs, de blé, de millet.

Ainsi que dans toute la Chine – une mère de famille qui a tant de millions d'enfants à nourrir – il n'y avait pas une portion cultivable de terrain qui fût négligée.

Partout des canaux d'irrigation ou des appareils de bambous, sortes de norias rudimentaires, puisaient et répandaient l'eau à profusion. Çà et là, auprès des villages en torchis jaunâtre, se dressaient quelques bouquets d'arbres, entre autres de vieux pommiers, qui n'auraient point déparé une plaine normande. Sur les berges, allaient et venaient de nombreux pêcheurs, auxquels des cormorans servaient de chiens de chasse, ou, mieux, de chiens de pêche. Ces volatiles plongeaient sur un signe de leur maître, et rapportaient les poissons qu'ils n'avaient pu avaler, grâce à un anneau qui leur étranglait à demi le cou.

Puis c'étaient des canards, des corneilles, des corbeaux, des pies, des éperviers, que le hennissement du steamboat faisait lever du milieu des hautes herbes.

Si la grande route au long du fleuve, se montrait maintenant déserte, le mouvement maritime du Péï-ho ne diminuait pas. Que de bateaux de toute espèce à remonter ou descendre son cours! Jonques de guerre avec leur batterie barbette, dont la toiture formait une courbe très concave de l'avant à l'arrière, manœuvrées par un double étage d'avirons ou par des aubes mues à main d'homme; jonques de douanes à deux mâts, à voiles de chaloupes, que tendaient des tangons transversaux, et ornées en poupe et en proue de têtes ou de queues de fantastiques chimères; jonques de commerce, d'un assez fort tonnage, vastes coques qui, chargées des plus précieux produits du Céleste Empire, ne craignent pas d'affronter les coups de typhon dans les mers voisines; jonques de voyageurs, marchant à l'aviron ou à la cordelle, suivant les heures de la marée, et faites pour les gens qui ont du temps à perdre; jonques de mandarins, petits yachts de plaisance, qui remorquent leurs canots; sampans de toutes formes, voilés de nattes de jonc, et dont les plus petits, dirigés par de jeunes femmes, l'aviron au poing et l'enfant au dos, méritent bien leur nom, qui signifie: trois planches; enfin, trains de bois, véritables villages flottants, avec cabanes, vergers plantés d'arbres, semés de légumes, immenses radeaux, faits avec quelque forêt de la Mantchourie, que les bûcherons ont abattue tout entière!

Cependant, les bourgades devenaient plus rares. On n'en compte qu'une vingtaine entre Tien-Tsin et Takou, à l'embouchure du fleuve. Sur les rives fumaient en gros tourbillons quelques fours à briques, dont les vapeurs salissaient l'air en se mêlant à celles du steamboat. Le soir arrivait, précédé du crépuscule de juin, qui se prolonge sous cette latitude. Bientôt, une succession de dunes blanches, symétriquement disposées et d'un dessin uniforme, s'estompèrent dans la pénombre. C'étaient des «mulons» de sel, recueilli dans les salines avoisinantes.

Là s'ouvrait, entre des terrains arides, l'estuaire du Peï-ho, «triste paysage, dit M. de Beauvoir, qui est tout sable, tout sel, tout poussière et tout cendre».

Le lendemain, 27 juin, avant le lever du soleil, le Peï-tang arrivait au port de Takou, presque à la bouche du fleuve.

En cet endroit, sur les deux rives, s'élèvent les forts du Nord et du Sud, maintenant ruinés, qui furent pris par l'armée anglo-française, en 186o. Là s'était faite la glorieuse attaque du général Collineau, le 24 août de la même année; là, les canonnières avaient forcé l'entrée du fleuve; là, s'étend une étroite bande de territoire, à peine occupée, qui porte le nom de concession française; là, se voit encore le monument funéraire sous lequel sont couchés les officiers et les soldats morts dans ces combats mémorables.