Mais, cette lettre lui serait-elle enfin restituée? Oui, sans aucun doute, puisqu'il mettrait le prix à sa restitution. Ce ne pouvait être pour ce Lao-Shen qu'une question d'argent! Toutefois, il fallait le surprendre et ne point être surpris! Grosse difficulté. Lao-Shen devait se tenir au courant de tout ce que faisait Kin-Fo; Kin-Fo ne savait rien de ce que faisait Lao-Shen. De là, danger très sérieux, dès que le client de Craig-Fry aurait débarqué dans la province qu'exploitait le Taï-ping. Tout était donc là: le prévenir. Très évidemment, Lao-Shen aimerait mieux toucher cinquante mille dollars de Kin-Fo vivant que cinquante mille dollars de Kin-Fo mort. Cela lui épargnerait un voyage à Shang-Haï et une visite aux bureaux de la Centenaire, qui n'auraient peut-être pas été sans danger pour lui, quelle que fût la longanimité du gouvernement à son égard.
Ainsi songeait le bien métamorphosé Kin-Fo, et l'on peut croire que l'aimable jeune veuve de Péking prenait une grande place dans ses projets d'avenir!
Pendant ce temps, à quoi réfléchissait Soun?
Soun ne réfléchissait pas. Soun restait étendu dans le rouffle, payant son tribut aux divinités malfaisantes du golfe de Pé-Tché-Li. Il ne parvenait à rassembler quelques idées que pour maudire, et son maître, et le philosophe Wang, et le bandit Lao-Shen! Son cœur était stupide! Ai ai ya! ses idées stupides, ses sentiments stupides! Il ne pensait plus ni au thé ni au riz! Ai ai ya! Quel vent l'avait poussé là, par erreur! Il avait eu mille fois, dix mille fois tort d'entrer au service d'un homme qui s'en allait sur mer! Il donnerait volontiers ce qui lui restait de queue pour ne pas être là! Il aimerait mieux se raser la tête, se faire bonze! Un chien jaune! c'était un chien jaune, qui lui dévorait le foie et les entrailles! Ai ai ya!
Cependant, sous la poussée d'un joli vent du sud, la Sam-Yep longeait à trois ou quatre milles les basses grèves du littoral, qui courait alors est et ouest. Elle passa devant Peh-Tang, à l'embouchure du fleuve de ce nom, non loin de l'endroit où les armées européennes opérèrent leur débarquement, puis devant Shan-Tung, devant Tschiang-Ho, aux bouches du Tau, devant Haï-Vé-Tsé.
Cette partie du golfe commençait à devenir déserte. Le mouvement maritime, assez important à l'estuaire du Peï-ho, ne rayonnait pas à vingt milles au-delà. Quelques jonques de commerce, faisant le petit cabotage, une douzaine de barques de pêche, exploitant les eaux poissonneuses de la côte et les madragues du rivage, au large l'horizon absolument vide, tel était l'aspect de cette portion de mer.
Craig et Fry observèrent que les bateaux pêcheurs, même ceux dont la capacité ne dépassait pas cinq ou six tonneaux, étaient armés d'un ou deux petits canons.
A la remarque qu'ils en firent au capitaine Yin, celui-ci répondit, en se frottant les mains: «Il faut bien faire peur aux pirates!
– Des pirates dans cette partie du golfe de Pé-Tché-Li! s'écria Craig, non sans quelque surprise.
– Pourquoi pas! répondit Yin. Ici comme partout! Ces braves gens ne manquent pas dans les mers de Chine!»
Et le digne capitaine riait en montrant la double rangée de ses dents éclatantes.
«Vous ne semblez pas trop les redouter? lui fit observer Fry.
– N'ai-je pas mes deux caronades, deux gaillardes qui parlent haut, quand on les approche de trop près!
– Sont-elles chargées? demanda Craig.
– Ordinairement.
– Et maintenant?…
– Non.
– Pourquoi? demanda Fry.
– Parce que je n'ai pas de poudre à bord, répondit tranquillement le capitaine Yin.
– Alors, à quoi bon des caronades? dirent Craig-Fry, peu satisfaits de la réponse.
– A quoi bon! s'écria le capitaine. Eh! pour défendre une cargaison, quand elle en vaut la peine, lorsque ma jonque est bondée jusqu'aux écoutilles de thé ou d'opium! Mais, aujourd'hui, avec son chargement!…
– Et comment des pirates, dit Craig, sauraient-ils si votre jonque vaut ou non la peine d'être attaquée?
– Vous craignez donc bien la visite de ces braves gens? répondit le capitaine, qui pirouetta en haussant les épaules.
– Mais oui, dit Fry.
– Vous n'avez seulement pas de pacotille à bord!
– Soit, ajouta Craig, mais nous avons des raisons particulières pour ne point désirer leur visite!
– Eh bien, soyez sans inquiétude! répondit le capitaine. Les pirates, si nous en rencontrons, ne donneront pas la chasse à notre jonque!
– Et pourquoi?
– Parce qu'ils sauront d'avance à quoi s'en tenir sur la nature de sa cargaison, dès qu'ils l'auront en vue.»
Et le capitaine Yin montrait un pavillon blanc que la brise déployait à mi-mât de la jonque.
«Pavillon blanc en berne! Pavillon de deuil! Ces braves gens ne se dérangeraient pas pour piller un chargement de cercueils!
– Ils peuvent croire que vous naviguer sous pavillon de deuil, par prudence, fit observer Craig, et venir à bord vérifier…
– S'ils viennent, nous les recevrons, répondit le capitaine Yin, et, quand ils nous auront rendu visite, ils s'en iront comme ils seront venus!»
Craig-Fry n'insistèrent pas, mais ils partageaient médiocrement l'inaltérable quiétude du capitaine. La capture d'une jonque de trois cents tonneaux, même sur lest, offrait assez de profit aux «braves gens» dont parlait Yin pour qu'ils voulussent tenter le coup. Quoi qu'il en soit, il fallait maintenant se résigner et espérer que la traversée s'accomplirait heureusement.
D'ailleurs, le capitaine n'avait rien négligé pour s'assurer les chances favorables. Au moment d'appareiller, un coq avait été sacrifié en l'honneur des divinités de la mer. Au mât de misaine pendaient encore les plumes du malheureux gallinacé. Quelques gouttes de son sang, répandues sur le pont, une petite coupe de vin, jetée pardessus le bord, avaient complété ce sacrifice propitiatoire. Ainsi consacrée, que pouvait craindre la jonque Sam-Yep, sous le commandement du digne capitaine Yin?
On doit croire, cependant, que les capricieuses divinités n'étaient pas satisfaites. Soit que le coq fût trop maigre, soit que le vin n'eût pas été puisé aux meilleurs clos de Chao-Chigne, un terrible coup de vent fondit sur la jonque. Rien n'avait pu le faire prévoir, pendant cette journée, nette, claire, bien balayée par une jolie brise. Le plus perspicace des marins n'aurait pas senti qu'il se préparait quelque «coup de chien».
Vers huit heures du soir, la Sam-Yep, tout dessus, se disposait à doubler le cap, que dessine le littoral en remontant vers le nord-est. Au-delà, elle n'aurait plus qu'à courir grand largue, allure très favorable à sa marche. Le capitaine Yin comptait donc, sans trop présumer de ses forces, avoir atteint sous vingt-quatre heures les atterrages de Fou-Ning.
Ainsi, Kin-Fo voyait approcher l'heure du mouillage, non sans quelque mouvement d'une impatience qui devenait féroce chez Soun. Quant à Fry-Craig, ils faisaient cette remarque: c'est que si dans trois jours leur client avait retiré des mains de Lao-Shen la lettre qui compromettait son existence, ce serait à l'instant même où la Centenaire n'aurait plus à s'inquiéter de lui. En effet, sa police ne le couvrait que jusqu'au 30 juin, à minuit, puisqu'il n'avait opéré qu'un premier versement de deux mois entre les mains de l'honorable William J. Bidulph.
Et alors: «All… dit Fry.
– Right!» ajouta Craig.