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– Des heures ou des jours?

– Des jours ou des semaines! répliqua Yin avec un sourire de parfaite résignation, qui faillit mettre son passager en fureur.

– Des semaines! s'écria Kin-Fo. Est-ce que vous croyez que je puis attendre des semaines!

– Il le faudra bien, à moins que nous ne traînions notre jonque à la remorque!

– Au diable votre jonque, et tous ceux qu'elle porte, et moi le premier, qui ai eu la mauvaise idée de prendre passage à son bord!

– Monsieur, répondit le capitaine Yin, voulez-vous que je vous donne deux bons conseils?

– Donnez!

– Le premier, c'est d'aller tranquillement dormir, comme je vais le faire, ce qui sera sage, après toute une nuit passée sur le pont.

– Et le second? demanda Kin-Fo, que le calme du capitaine exaspérait autant que le calme de la mer.

– Le second? répondit Yin, c'est d'imiter mes passagers de la cale. Ceux-là ne se plaignent jamais et prennent le temps comme il vient.»

Sur cette philosophique observation, digne de Wang en personne, le capitaine regagna sa cabine, laissant deux ou trois hommes de l'équipage étendus sur le pont.

Pendant un quart d'heure, Kin-Fo se promena de l'avant à l'arrière, les bras croisés, ses doigts battant les trilles de l'impatience. Puis, jetant un dernier regard à cette morne immensité, dont la jonque occupait le centre, il haussa les épaules, et rentra dans le rouffle, sans avoir même adressé la parole à Fry-Craig.

Les deux agents, cependant, étaient là, appuyés sur la lisse, et, suivant leur habitude, causaient sympathiquement, sans parler. Ils avaient entendu les demandes de Kin-Fo, les réponses du capitaine, mais sans prendre part à la conversation. A quoi leur eût servi de s'y mêler, et pourquoi, surtout, se seraient-ils, plaints de ces retards, qui mettaient leur client de si mauvaise humeur?

En effet, ce qu'ils perdaient en temps, ils le gagnaient en sécurité. Puisque Kin-Fo ne courait aucun danger à bord et que la main de Lao-Shen ne pouvait l'y atteindre, que pouvaient-ils demander de mieux?

En outre, le terme après lequel leur responsabilité serait dégagée approchait. Quarante heures encore, et toute l'armée des Taï-ping se serait ruée sur l'ex-client de la Centenaire, qu'ils n'auraient pas risqué un cheveu pour le défendre. Très pratiques, ces Américains! Dévoués à Kin-Fo tant qu'il valait deux cent mille dollars! Absolument indifférents à ce qui lui arriverait, quand il ne vaudrait plus une sapèque!

Craig et Fry, ayant ainsi raisonné, déjeunèrent de fort bon appétit. Leurs provisions étaient d'excellente qualité. Ils mangèrent du même plat, à la même assiette, la même quantité de bouchées de pain et de morceaux de viande froide. Ils burent le même nombre de verres d'un excellent vin de Chao-Chigne, à la santé de l'honorable William J. Bidulph. Ils fumèrent la même demi-douzaine de cigares, et prouvèrent une fois de plus qu'on peut être «Siamois» de goûts et d'habitudes, si on ne l'est pas de naissance.

Braves Yankees, qui croyaient être au bout de leurs peines!

La journée s'écoula sans incidents, sans accidents.

Toujours même calme de l'atmosphère, même aspect «flou» du ciel. Rien qui fit prévoir un changement dans l'état météorologique. Les eaux de la mer s'étaient immobilisées comme celles d'un lac.

Vers quatre heures, Soun reparut sur le pont, chancelant, titubant, semblable à un homme ivre, bien que de sa vie il n'eût jamais moins bu que pendant ces derniers jours.

Après avoir été violette au début, puis indigo, puis bleue, puis verte, sa face, maintenant, tendait à redevenir jaune.

Une fois à terre, lorsqu'elle serait orangée, sa couleur habituelle, et qu'un mouvement de colère la rendrait rouge, elle aurait passé successivement et dans leur ordre naturel par toute la gamme des couleurs du spectre solaire.

Soun se traîna vers les deux agents, les yeux à demi fermés, sans oser regarder au-delà des bastingages de la Sam-Yep.

«Arrivés?… demanda-t-il.

– Non, répondit Fry.

– Arrivons?…

– Non, répondit Craig.

– Ai ai ya!» fit Soun.

Et, désespéré, n'ayant pas la force d'en dire plus long, il alla s'étendre au pied du grand mât, agité de soubresauts convulsifs, qui remuaient sa natte écourtée comme une petite queue de chien.

Cependant, et d'après les ordres du capitaine Yin, les panneaux du pont avaient été ouverts, afin d'aérer la cale.

Bonne précaution, et d'un homme entendu. Le soleil aurait vite fait d'absorber l'humidité que deux ou trois lames, embarquées pendant le typhon, avaient introduite à l'intérieur de la jonque.

Craig-Fry, en se promenant sur le pont, s'étaient arrêtés plusieurs fois devant le grand panneau. Un sentiment de curiosité les poussa bientôt à visiter cette cale funéraire.

Ils descendirent donc par l'épontille entaillée, qui y donnait accès.

Le soleil dessinait alors un grand trapèze de lumière à l'aplomb même du grand panneau; mais la partie avant et arrière de la cale restait dans une obscurité profonde.

Cependant, les yeux de Craig-Fry se firent bientôt à ces ténèbres, et ils purent observer l'arrimage de cette cargaison spéciale de la Sam-Yep.

La cale n'était point divisée, ainsi que cela se fait dans la plupart des jonques de commerce, par des cloisons transversales. Elle demeurait donc libre de bout en bout; entièrement réservée au chargement, quel qu'il fût, car les rouffles du pont suffisaient au logement de l'équipage.

De chaque côté de cette cale, propre comme l'antichambre d'un cénotaphe, s'étageaient les soixante-quinze cercueils à destination de Fou-Ning. Solidement arrimés, ils ne pouvaient ni se déplacer aux coups de roulis et de tangage, ni compromettre en aucune façon la sécurité de la Jonque.

Une coursive, laissée libre entre la double rangée de bières, permettait d'aller d'une extrémité à l'autre de la cale, tantôt en pleine lumière à l'ouvert des deux panneaux, tantôt dans une obscurité relative.

Craig et Fry, silencieux comme s'ils eussent été dans un mausolée, s'engagèrent à travers cette coursive.

Ils regardaient, non sans quelque curiosité.

Là étaient des cercueils de toutes formes, de toutes dimensions, les uns riches, les autres pauvres. De ces émigrants, que les nécessités de la vie avaient entraînés au-delà du Pacifique, ceux-là avaient fait fortune aux placers californiens, aux mines de la Névada ou du Colorado, en petit nombre, hélas! Les autres, arrivés misérables, s'en retournaient tels. Mais tous revenaient au pays natal, égaux dans la mort. Une dizaine de bières en bois précieux, ornées avec toute la fantaisie du luxe chinois, les autres simplement faites de quatre planches, grossièrement ajustées et peintes en jaune, telle était la cargaison du navire. Riche ou pauvre, chaque cercueil portait un nom que Fry-Craig purent lire en passant: Lien-Fou de Yun-Ping-Fu, Nan-Loou de Fou-Ning, Shen-Kin de Lin-Kia, Luang de Ku-Li-Koa, etc. Il n'y avait pas de confusion possible. Chaque cadavre, soigneusement étiqueté, serait expédié à son adresse, et irait attendre dans les vergers, au milieu des champs, à la surface des plaines, l'heure de la sépulture définitive.

«Bien compris! dit Fry.

– Bien tenu!» répondit Craig.

Ils n'auraient pas parlé autrement des magasins d'un marchand et des docks d'un consignataire de San Francisco ou de New York!