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Ceci demande une explication.

Les Chinois veulent bien s'expatrier et aller chercher fortune chez les «Mélicains», nom qu'ils donnent aux populations des États-Unis, mais à une condition, c'est que leurs cadavres seront fidèlement ramenés à la terre natale pour y être enterrés. C'est une des conditions principales du contrat, une clause sine qua non, qui oblige les compagnies envers l'émigrant, et rien ne saurait la faire éluder.

Aussi, la Ting-Tong, autrement dit l'Agence des Morts, disposant de fonds particuliers, est-elle chargée de fréter les «navires à cadavres», qui repartent à pleines charges de San Francisco pour Shang-Haï, Hong-Kong ou Tien-Tsin. Nouveau commerce. Nouvelle source de bénéfices.

L'habile et entreprenant Tchoung-Héou sentit cela. Au moment où il mourut, en 1866, il était directeur de la compagnie de Kouang-Than, dans la province de ce nom, et sous-directeur de la Caisse des Fonds des Morts, à San Francisco.

Ce jour-là, Kin-Fo, n'ayant plus ni père ni mère, héritait d'une fortune évaluée à quatre millions de francs placée en actions de la Centrale Banque Californienne, qu'il eut le bon sens de garder.

Au moment où il perdit son père, le jeune héritier, âgé de dix-neuf ans, se fût trouvé seul, s'il n'eût eu Wang, l'inséparable Wang, pour lui tenir lieu de mentor et d'ami.

Or, qu'était ce Wang? Depuis dix-sept ans, il vivait dans le yamen de Shang-Haï. Il avait été le commensal du père avant d'être celui du fils. Mais d'où venait-il? A quel passé pouvait-on le rattacher? Autant de questions assez obscures, auxquelles Tchoung-Héou et Kin-Fo auraient seuls pu répondre.

Et s'ils avaient jugé convenable de le faire ce qui n'était pas probable, voici ce que l'on eût appris: Personne n'ignore que la Chine est, par excellence, le royaume où les insurrections peuvent durer pendant bien des années, et soulever des centaines de mille hommes.

Or, au XVIIe siècle, la célèbre dynastie des Ming, d'origine chinoise, régnait depuis trois cents ans sur la Chine, lorsque, en 1644, le chef de cette dynastie, trop faible contre les rebelles qui menaçaient la capitale, demanda secours à un roi tartare.

Le roi ne se fit pas prier, accourut, chassa les révoltés, profita de la situation pour renverser celui qui avait imploré son aide, et proclama empereur son propre fils Chun-Tché.

A partir de cette époque, l'autorité tartare fut substituée à l'autorité chinoise, et le trône occupé par des empereurs mantchoux.

Peu à peu, surtout dans les classes inférieures de la population, les deux races se confondirent; mais, chez les familles riches du Nord, la séparation entre Chinois et Tartares se maintint plus strictement. Aussi, le type se distingue-t-il encore, et plus particulièrement au milieu des provinces septentrionales de l'Empire. Là se cantonnèrent des «irréconciliables», qui restèrent fidèles à la dynastie déchue.

Le père de Kin-Fo était de ces derniers, et il ne démentit pas les traditions de sa famille, qui avait refusé de pactiser avec les Tartares. Un soulèvement contre la domination étrangère, même après trois cents ans d'exercice, l'eût trouvé prêt à agir.

Inutile d'ajouter que son fils Kin-Fo partageait absolument ses opinions politiques.

Or, en 1860, régnait encore cet empereur S'Hiène-Fong, qui déclara la guerre à l'Angleterre et à la France, – guerre terminée par le traité de Péking, le 25 octobre de ladite année.

Mais, avant cette époque, un formidable soulèvement menaçait déjà la dynastie régnante. Les Tchang-Mao ou Taï-ping, les «rebelles aux longs cheveux», s'étaient emparés de Nan-King en 1853 et de Shang-Haï en 1855 S'Hiène-Fong mort, son jeune fils eut fort à faire pour repousser les Taï-ping. Sans le vice-roi Li, sans le prince Kong, et surtout sans le colonel anglais Gordon, peut-être n'eût-il pu sauver son trône.

C'est que ces Taï-ping, ennemis déclarés des Tartares, fortement organisés pour la rébellion, voulaient remplacer la dynastie des Tsing par celle des Wang. Ils formaient quatre bandes distinctes; la première à bannière noire, chargée de tuer; la seconde à bannière rouge, chargée d'incendier; la troisième à bannière jaune, chargée de piller; la quatrième à bannière blanche, chargée d'approvisionner les trois autres.

Il y eut d'importantes opérations militaires dans le Kiang-Sou. Sou-Tchéou et Kia-Hing, à cinq lieues de Shang-Haï, tombèrent au pouvoir des révoltés et furent repris, non sans peine, par les troupes impériales. Shang-Haï, très menacée était même attaquée, le 18 août 1860, au moment où les généraux Grant et Montauban, commandant l'armée anglo-française, canonnaient les forts du Peï-Ho.

Or, à cette époque, Tchoung-Héou, le père de Kin-Fo, occupait une habitation près de Shang-Haï, non loin du magnifique pont que les ingénieurs chinois avaient jeté sur la rivière de Sou-Tchéou. Ce soulèvement des Taï-ping, il n'avait pu le voir d'un mauvais œil, puisqu'il était principalement dirigé contre la dynastie tartare.

Ce fut donc dans ces conditions que, le soir du 18 août, après que les rebelles eurent été rejetés hors de Shang-Haï, la porte de l'habitation de Tchoung-Héou s'ouvrit brusquement.

Un fuyard, ayant pu dépister ceux qui le poursuivaient, vint tomber aux pieds de Tchoung-Héou. Ce malheureux n'avait plus une arme pour se défendre. Si celui auquel il venait demander asile le livrait à la soldatesque impériale, il était perdu.

Le père de Kin-Fo n'était pas homme à trahir un Tai-ping, qui avait cherché refuge dans sa maison.

Il referma la porte et dit: «Je ne veux pas savoir, je ne saurai jamais qui tu es, ce que tu as fait, d'où tu viens! Tu es mon hôte, et, par cela seul, en sûreté chez moi.»

Le fugitif voulut parler, pour exprimer sa reconnaissance… Il en avait à peine la force.

«Ton nom? lui demanda Tchoung-Héou.

– Wang.»

C'était Wang, en effet, sauvé par la générosité de Tchoung-Héou, générosité qui aurait coûté la vie à ce dernier, si l'on avait soupçonné qu'il donnât asile à un rebelle. Mais Tchoung-Héou était de ces hommes antiques, à qui tout hôte est sacré.

Quelques années après, le soulèvement des rebelles était définitivement réprimé. En 1864, l 'empereur Taï-ping, assiégé dans Nan-King, s'empoisonnait pour ne pas tomber aux mains des Impériaux.

Wang, depuis ce jour, resta dans la maison de son bienfaiteur. Jamais il n'eut à répondre sur son passé.

Personne ne l'interrogea à cet égard. Peut-être craignait-on d'en apprendre trop! Les atrocités commises par les révoltés avaient été, dit-on, épouvantables. Sous quelle bannière avait servi Wang, la jaune, la rouge, la noire ou la blanche? Mieux valait l'ignorer, en somme, et conserver l'illusion qu'il n'avait appartenu qu'à la colonne de ravitaillement.

Wang, enchanté de son sort, d'ailleurs, demeura donc le commensal de cette hospitalière maison. Après la mort de Tchoung-Héou, son fils n'eut garde de se séparer de lui, tant il était habitué à la compagnie de cet aimable personnage.

Mais, en vérité, à l'époque où commence cette histoire, qui eût jamais reconnu un ancien Taï-ping, un massacreur, un pillard ou un incendiaire – au choix -, dans ce philosophe de cinquante-cinq ans, ce moraliste à lunettes, ce Chinois chinoisant, yeux relevés vers les tempes, moustache traditionnelle? Avec sa longue robe de couleur peu voyante, sa ceinture relevée sur la poitrine par un commencement d'obésité, sa coiffure réglée suivant le décret impérial, c'est-à-dire un chapeau de fourrure aux bords dressés le long d'une calotte d'où s'échappaient des houppes de filets rouges, n'avait-il pas l'air d'un brave professeur de philosophie, de l'un de ces savants qui font couramment usage des quatre-vingt mille caractères de l'écriture chinoise, d'un lettré du dialecte supérieur, d'un premier lauréat de l'examen des docteurs, ayant le droit de passer sous la grande porte de Péking, réservée au Fils du Ciel?