Pas de réponse.
«Dix mille taëls?»
Lao-Shen et ses compagnons restaient aussi muets que les statues de cette étrange bonzerie.
Une sorte de colère impatiente s'empara de Kin-Fo. Ses offres méritaient bien qu'on leur fit une réponse, quelle qu'elle fût.
«Ne m'entends-tu pas?» dit-il au Taï-ping.
Lao-Shen, daignant, cette fois, abaisser la tête, indiqua qu'il comprenait parfaitement.
«Vingt mille taëls! Trente mille taëls! s'écria Kin-Fo. Je t'offre ce que te paierait la Centenaire, si j'étais mort. Le double! Le triple! Parle! Est-ce assez?»
Kin-Fo, que ce mutisme mettait hors de lui, se rapprocha du groupe taciturne, et, croisant les bras: «A quel prix, dit-il, veux-tu donc me vendre cette lettre?
– A aucun prix, répondit enfin le Taï-ping. Tu as offensé Bouddha en méprisant la vie qu'il t'avait faite, et Bouddha veut être vengé. Ce n'est que devant la mort que tu connaîtras ce que valait cette faveur d'être au monde, faveur si longtemps méconnue de toi!»
Cela dit, et d'un ton qui n'admettait pas de réplique, Lao-Shen fit un geste. Kin-Fo, saisi avant d'avoir pu tenter de se défendre, fut garrotté, entraîné. Quelques minutes après, il était enfermé dans une sorte de cage, pouvant servir de chaise à porteurs, et hermétiquement close.
Soun, l'infortuné Soun, malgré ses cris, ses supplications, dut subir le même traitement.
«C'est la mort, se dit Kin-Fo. Eh bien, soit! Celui qui a méprisé la vie mérite de mourir!»
Cependant, sa mort, si elle lui paraissait inévitable, était moins proche qu'il ne le supposait.
Mais à quel épouvantable supplice le réservait ce cruel Taï-ping, il ne pouvait l'imaginer.
Des heures se passèrent. Kin-Fo, dans cette cage, où on l'avait emprisonné, s'était senti enlevé, puis transporté sur un véhicule quelconque. Les cahots de la route, le bruit des chevaux, le fracas des armes de son escorte ne lui laissèrent aucun doute. On l'entraînait au loin. Où? Il eût vainement tenté de l'apprendre.
Sept à huit heures après son enlèvement, Kin-Fo sentit que la chaise s'arrêtait, qu'on soulevait à bras d'hommes la caisse dans laquelle il était enfermé, et bientôt un déplacement moins rude succéda aux secousses d'une route de terre.
«Suis-je donc sur un navire?» se dit-il.
Des mouvements très accusés de roulis et de tangage, un frémissement d'hélice le confirmèrent dans cette idée qu'il était sur un steamer.
«La mort dans les flots! pensa-t-il. Soit! Ils m'épargnent des tortures qui seraient pires! Merci, Lao-Shen!»
Cependant deux fois vingt-quatre heures s'écoulèrent encore. A deux reprises, chaque jour, un peu de nourriture était introduite dans sa cage par une petite trappe à coulisse, sans que le prisonnier pût voir quelle main la lui apportait, sans qu'aucune réponse fût faite à ses demandes.
Ah! Kin-Fo, avant de quitter cette existence que le ciel lui faisait si belle, avait cherché des émotions! Il n'avait pas voulu que son cœur cessât de battre, sans avoir au moins une fois palpité! Eh bien, ses vœux étaient satisfaits et au-delà de ce qu'il aurait pu souhaiter!
Cependant, s'il avait fait le sacrifice de sa vie, Kin-Fo aurait voulu mourir en pleine lumière. La pensée que cette cage serait d'un instant à l'autre précipitée dans les flots, lui était horrible. Mourir, sans avoir revu le jour une dernière fois, ni la pauvre Lé-ou, dont le souvenir l'emplissait tout entier, c'en était trop.
Enfin, après un laps de temps qu'il n'avait pu évaluer, il lui sembla que cette longue navigation venait de cesser tout à coup. Les trépidations de l'hélice cessèrent. Le navire qui portait sa prison s'arrêtait. Kin-Fo sentit que sa cage était de nouveau soulevée.
Pour cette fois, c'était bien le moment suprême, et le condamné n'avait plus qu'à demander pardon des erreurs de sa vie.
Quelques minutes s'écoulèrent, – des années, des siècles!
A son grand étonnement, Kin-Fo put constater d'abord que la cage reposait de nouveau sur un terrain solide.
Soudain, sa prison s'ouvrit. Des bras le saisirent, un large bandeau lui fut immédiatement appliqué sur les yeux, et il se sentit brusquement attiré au-dehors. Vigoureusement tenu, Kin-Fo dut faire quelques pas. Puis, ses gardiens l'obligèrent à s'arrêter.
«S'il s'agit de mourir enfin, s'écria-t-il, je ne vous demande pas de me laisser une vie dont je n'ai rien su faire, mais accordez-moi, du moins, de mourir au grand jour, en homme qui ne craint pas de regarder la mort!
– Soit! dit une voix grave. Qu'il soit fait comme le condamné le désire!»
Soudain, le bandeau qui lui couvrait les yeux fut arraché. Kin-Fo jeta alors un regard avide autour de lui…
Était-il le jouet d'un rêve? Une table, somptueusement servie, était là, devant laquelle cinq convives, l'air souriant, paraissaient l'attendre pour commencer leur repas. Deux places non occupées semblaient demander deux derniers convives.
«Vous! vous! Mes amis, mes chers amis! Est-ce bien vous que je vois?» s'écria Kin-Fo avec un accent impossible à rendre.
Mais non! Il ne s'abusait pas. C'était Wang, le philosophe! C'étaient Yin-Pang, Houal, PaoShen, Tim, ses amis de Canton, ceux-là mêmes qu'il avait traités, deux mois auparavant, sur le bateau-fleurs de la rivière des Perles, ses compagnons de jeunesse, les témoins de ses adieux à la vie de garçon!
Kin-Fo ne pouvait en croire ses yeux. Il était chez lui, dans la salle à manger de son yamen de Shang-Haï!
«Si c'est toi! s'écria-t-il en s'adressant à Wang, si ce n'est pas ton ombre, parle-moi…
– C'est moi-même, ami, répondit le philosophe. Pardonneras-tu à ton vieux maître, la dernière et un peu rude leçon de philosophie qu'il ait dû te donner?
– Eh quoi! s'écria Kin-Fo. Ce serait toi, toi, Wang!
– C'est moi, répondit Wang, moi qui ne m'étais chargé de la mission de t'arracher la vie que pour qu'un autre ne s'en chargeât pas! Moi, qui ai su, avant toi, que tu n'étais pas ruiné, et qu'un moment viendrait où tu ne voudrais plus mourir! Mon ancien compagnon, Lao-Shen, qui vient de faire sa soumission et sera désormais le plus ferme soutien de l'Empire, a bien voulu m'aider à te faire comprendre, en te mettant en présence de la mort, quel est le prix de la vie! Si, au milieu de terribles angoisses, je t'ai laissé et, qui pis est, si je t'ai fait courir, encore bien que mon cœur en saignât, presque au-delà de ce qu'il était humain de le faire, c'est que j'avais la certitude que c'était après le bonheur que tu courais, et que tu finirais par l'attraper en route!»
Kin-Fo était dans les bras de Wang, qui le pressait fortement sur sa poitrine.
«Mon pauvre Wang, disait Kin-Fo, très ému, si encore j'avais couru tout seul! Mais quel mal je t'ai donné! Combien il t'a fallu courir toi-même, et quel bain je t'ai forcé de prendre au pont de Palikao!
– Ah! celui-là, par exemple, répondit Wang en riant, il m'a fait bien peur pour mes cinquante-cinq ans et pour ma philosophie! J'avais très chaud et l'eau était très froide! Mais bah! je m'en suis tiré! On ne court et on ne nage jamais si bien que pour les autres!
– Pour les autres! dit Kin-Fo d'un air grave.
– Oui! c'est pour les autres qu'il faut savoir tout faire! Le secret du bonheur est là!»