Soun entrait alors, pâle comme un homme que le mal de mer vient de torturer pendant quarante-huit mortelles heures. Ainsi que son maître, l'infortuné valet avait dû refaire toute cette traversée de Fou-Ning à Shang-Haï, et dans quelles conditions! On en pouvait juger à sa mine!
Kin-Fo, après s'être arraché aux étreintes de Wang, serrait la main de ses amis.
«Décidément, j'aime mieux cela! dit-il. J'ai été un fou jusqu'ici!…
– Et tu peux redevenir un sage! répondit le philosophe.
– J'y tâcherai, dit Kin-Fo, et c'est commencer que de songer à mettre de l'ordre dans mes affaires. Il a couru de par le monde un petit papier qui a été pour moi la cause de trop de tribulations, pour qu'il me soit permis de le négliger. Qu'est décidément devenue cette lettre maudite que je t'avais remise, mon cher Wang? Est-elle vraiment sortie de tes mains? Je ne serais pas fâché de la revoir, car enfin, si elle allait se perdre encore! Lao-Shen, s'il en est encore détenteur, ne peut attacher aucune importance à ce chiffon de papier, et je trouverais fâcheux qu'il pût tomber entre des mains… peu délicates!»
Sur ce, tout le monde se mit à rire.
«Mes amis, dit Wang, Kin-Fo a décidément gagné à ses mésaventures d'être devenu un homme d'ordre! Ce n'est plus notre indifférent d'autrefois! Il pense en homme rangé!
– Tout cela ne me rend pas ma lettre, reprit Kin-Fo, mon absurde lettre! J'avoue sans honte que je ne serai tranquille que lorsque je l'aurai brûlée, et que j'en aurai vu les cendres dispersées à tous les vents!
– Sérieusement, tu tiens donc à ta lettre?… reprit Wang.
– Certes, répondit Kin-Fo. Aurais-tu la cruauté de vouloir la conserver comme une garantie contre un retour de folie de ma part?
– Non.
– Eh bien?
– Eh bien, mon cher élève, il n'y a à ton désir qu'un empêchement, et, malheureusement, il ne vient pas de moi. Ni Lao-Shen ni moi nous ne l'avons plus, ta lettre…
– Vous ne l'avez plus!
– Non.
– Vous l'avez détruite?
– Non! Hélas! non!
– Vous auriez eu l'imprudence de la confier encore à d'autres mains?
– Oui!
– A qui? à qui? dit vivement Kin-Fo, dont la patience était à bout. Oui! A qui?
– A quelqu'un qui a tenu à ne la rendre qu'à toi-même!»
En ce moment, la charmante Lé-ou, qui, cachée derrière un paravent, n'avait rien perdu de cette scène, apparaissait, tenant la fameuse lettre du bout de ses doigts mignons, et l'agitant en signe de défi.
Kin-Fo lui ouvrit ses bras.
«Non pas! Un peu de patience encore, s'il vous plaît! lui dit l'aimable femme, en faisant mine de se retirer derrière le paravent. Les affaires avant tout, ô mon sage mari!»
Et, lui mettant la lettre sous les yeux: «Mon petit frère cadet reconnaît-il son œuvre?
– Si je la reconnais! s'écria Kin-Fo. Quel autre que moi aurait pu écrire cette sotte lettre!
– Eh bien, donc, avant tout, répondit Lé-ou, ainsi que vous en avez témoigné le très légitime désir, déchirez-la, brûlez-la, anéantissez-la, cette lettre imprudente! Qu'il ne reste rien du Kin-Fo qui l'avait écrite!
– Soit, dit Kin-Fo en approchant d'une lumière le léger papier, mais, à présent, ô mon cher cœur! permettez à votre mari d'embrasser tendrement sa femme et de la supplier de présider ce bienheureux repas. Je me sens en disposition d'y faire honneur!
– Et nous aussi! s'écrièrent les cinq convives. Cela donne très faim d'être très contents!»
Quelques jours après, l'interdiction impériale étant levée, le mariage s'accomplissait.
Les deux époux s'aimaient! Ils devaient s'aimer toujours!
Mille et dix mille félicités les attendaient dans la vie!
Il faut aller en Chine pour voir cela!
(1879)