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Ainsi donc, en ce petit coin de terre, l'étranger, arrivé par la route pittoresque du fleuve Bleu, voyait quatre pavillons se développer au souffle de la même brise, les trois couleurs françaises et le «yacht» du Royaume-Uni, les étoiles américaines et la croix de Saint-André, jaune sur fond vert, de l'Empire des Fleurs.

Quant aux environs de Shang-Haï, pays plat, sans un arbre, coupé d'étroites routes empierrées et de sentiers tracés à angles droits, troué de citernes et d' «arroyos» distribuant l'eau à d'immenses rizières, sillonné de canaux portant des jonques qui dérivent au milieu des champs, comme les gribanes à travers les campagnes de la Hollande, c'était une sorte de vaste tableau, très vert de ton, auquel eût manqué son cadre.

Le Perma, à son arrivée, avait accosté le quai du port indigène, devant le faubourg Est de Shang-Haï. C'est là que Wang et Kin-Fo débarquèrent dans l'après-midi.

Le va-et-vient des gens affairés était énorme sur la rive, indescriptible sur la rivière. Les jonques par centaines, les bateaux-fleurs, les sampans, sortes de gondoles conduites à la godille, les gigs et autres embarcations de toutes grandeurs, formaient comme une ville flottante, où vivait une population maritime qu'on ne peut évaluer à moins de quarante mille âmes, – population maintenue dans une situation inférieure et dont la partie aisée ne peut s'élever jusqu'à la classe des lettrés ou des mandarins.

Les deux amis s'en allèrent en flânant sur le quai, au milieu de la foule hétéroclite, marchands de toutes sortes, vendeurs d'arachides, d'oranges, de noix d'arec ou de pamplemousses, marins de toutes nations, porteurs d'eau, diseurs de bonne aventure, bonzes, lamas, prêtres catholiques, vêtus à la chinoise avec queue et éventail, soldats indigènes, «ti-paos», les sergents de ville de l'endroit, et «compradores», sortes de commis-courtiers, qui font les affaires des négociants européens.

Kin-Fo, son éventail à la main, promenait sur la foule son regard indifférent, et ne prenait aucun intérêt à ce qui se passait autour de lui. Ni le son métallique des piastres mexicaines, ni celui des taëls d'argent, ni celui des sapèques de cuivre, que vendeurs et chalands échangeaient avec bruit, n'auraient pu le distraire. Il en avait de quoi acheter et payer comptant le faubourg tout entier.

Wang, lui, avait déployé son vaste parapluie jaune, décoré de monstres noirs, et, sans cesse «orienté», comme doit l'être un Chinois de race, il cherchait partout matière à quelque observation.

En passant devant la porte de l'Est, son regard s'accrocha, par hasard, à une douzaine de cages en bambous, où grimaçaient des têtes de criminels, qui avaient été exécutés la veille.

«Peut-être, dit-il, y aurait-il mieux à faire que d'abattre des têtes! Ce serait de les rendre plus solides!»

Kin-Fo n'entendit sans doute pas la réflexion de Wang, qui l'eût certainement étonné de la part d'un ancien Taï-ping.

Tous deux continuèrent à suivre le quai, en tournant les murailles de la ville chinoise.

A l'extrémité du faubourg, au moment où ils allaient mettre le pied sur la concession française, un indigène, vêtu d'une longue robe bleue, frappant d'un petit bâton une corne de buffle qui rendait un son strident, venait d'attirer la foule.

«Un sien-cheng, dit le philosophe.

– Que nous importe! répondit Kin-Fo.

– Ami, reprit Wang, demande-lui donc la bonne aventure. C'est une occasion, au moment de te marier!»

Kin-Fo voulait continuer sa route. Wang le retint.

Le «sien-cheng» est une sorte de prophète populaire, qui, pour quelques sapèques, fait métier de prédire l'avenir. Il n'a d'autres ustensiles professionnels qu'une cage, renfermant un petit oiseau, cage qu'il accroche à l'un des boutons de sa robe, et un jeu de soixante-quatre cartes, représentant des figures de dieux, d'hommes ou d'animaux. Les Chinois de toute classe, généralement superstitieux, ne font point fi des prédictions du sien-cheng, qui, probablement, ne se prend pas au sérieux.

Sur un signe de Wang, celui-ci étala à terre un tapis de cotonnade, y déposa sa cage, tira son jeu de cartes, le battit et le disposa sur le tapis, de manière que les figures fussent invisibles.

La porte de la cage fut alors ouverte. Le petit oiseau sortit, choisit une des cartes, et rentra, après avoir reçu un grain de riz pour récompense.

Le sien-cheng retourna la carte. Elle portait une figure d'homme et une devise, écrite en kunanrima, cette langue mandarine du Nord, langue officielle, qui est celle des gens instruits.

Et alors, s'adressant à Kin-Fo, le diseur de bonne aventure lui prédit ce que ses confrères de tous pays prédisent invariablement sans se compromettre, à savoir, qu'après quelque épreuve prochaine, il jouirait de dix mille années de bonheur.

«Une, répondit Kin-Fo, une seulement, et je te tiendrais quitte du reste!»

Puis, il jeta à terre un taël d'argent, sur lequel le prophète se précipita comme un chien affamé sur un os à moelle.

De pareilles aubaines ne lui étaient pas ordinaires.

Cela fait, Wang et son élève se dirigèrent vers la colonie française, le premier songeant à cette prédiction qui s'accordait avec ses propres théories sur le bonheur, le second sachant bien qu'aucune épreuve ne pouvait l'atteindre.

Ils passèrent ainsi devant le consulat de France, remontèrent jusqu'au ponceau jeté, sur Yang-King-Pang, traversèrent le ruisseau, prirent obliquement à travers le territoire anglais, de manière à gagner le quai du port européen.

Midi sonnait alors. Les affaires, très actives pendant la matinée, cessèrent comme par enchantement. La journée commerciale était pour ainsi dire terminée, et le calme allait succéder au mouvement, même dans la ville anglaise, devenue chinoise sous ce rapport.

En ce moment, quelques navires étrangers arrivaient au port, la plupart sous le pavillon du Royaume-Uni. Neuf sur dix, il faut bien le dire, sont chargés d'opium. Cette abrutissante substance, ce poison dont l'Angleterre encombre la Chine, produit un chiffre d'affaires qui dépasse deux cent soixante millions de francs et rapporte trois cents pour cent de bénéfice. En vain le gouvernement chinois a-t-il voulu empêcher l'importation de l'opium dans le Céleste Empire. La guerre de 1841 et le traité de Nan-King ont donné libre entrée à la marchandise anglaise et gain de cause aux princes marchands. Il faut, d'ailleurs, ajouter que, si le gouvernement de Péking a été jusqu'à édicter la peine de mort contre tout Chinois qui vendrait de l'opium, il est des accommodements moyennant finance avec les dépositaires de l'autorité. On croit même que le mandarin gouverneur de Shang-Haï encaisse un million annuellement, rien qu'en fermant les yeux sur les agissements de ses administrés.

Il va sans dire que ni Kin-Fo ni Wang ne s'adonnaient à cette détestable habitude de fumer l'opium, qui détruit tous les ressorts de l'organisme et conduit rapidement à la mort.

Aussi, jamais une once de cette substance n'était-elle entrée dans la riche habitation, où les deux amis arrivaient, une heure après avoir débarqué sur le quai de Shang-Haï Wang – ce qui aurait encore surpris de la part d'un ex-Taï-ping – n'avait pas manqué de dire: «Peut-être y aurait-il mieux à faire que d'importer l'abrutissement à tout un peuple! Le commerce, c'est bien; mais la philosophie, c'est mieux! Soyons philosophes, avant tout, soyons philosophes!»