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On a dit que le progrès matériel s'était introduit jusque dans son intérieur. En effet, des appareils téléphoniques mettaient en communication les divers bâtiments de son yamen. Des sonnettes électriques reliaient les chambres de son habitation. Pendant la saison froide, il faisait du feu et se chauffait sans honte, plus avisé en cela que ses concitoyens, qui gèlent devant l'âtre vide sous leur quadruple vêtement. Il s'éclairait au gaz tout comme l'inspecteur général des douanes de Péking, tout comme le richissime M. Yang, principal propriétaire des monts-de-piété de l'Empire du Milieu! Enfin, dédaignant l'emploi suranné de l'écriture dans sa correspondance intime, le progressif Kin-Fo – on le verra bientôt – avait adopté le phonographe, récemment porté par Edison au dernier degré de la perfection.

Ainsi donc, l'élève du philosophe Wang avait, dans la partie matérielle de la vie autant que dans sa partie morale, tout ce qu'il fallait pour être heureux! Et il ne l'était pas! Il avait Soun pour détendre son apathie quotidienne, et Soun même ne suffisait pas à lui donner le bonheur!

Il est vrai que, pour le moment du moins, Soun, qui n'était jamais où il aurait dû être, ne se montrait guère! Il devait sans doute avoir quelque grave faute à se reprocher, quelque grosse maladresse commise en l'absence de son maître, et s'il ne craignait pas pour ses épaules, habituées au rotin domestique, tout portait à croire qu'il tremblait surtout pour sa queue.

«Soun! avait dit Kin-Fo, en entrant dans le vestibule, sur lequel s'ouvraient les salons de droite et de gauche, et sa voix indiquait une impatience mal contenue.

– Soun! avait répété Wang, dont les bons conseils et les objurgations étaient toujours restés sans effet sur l'incorrigible valet.

– Que l'on découvre Soun et qu'on me l'amène!» dit Kin-Fo en s'adressant à l'intendant, qui mit tout son monde à la recherche de l'introuvable.

Wang et Kin-Fo restèrent seuls.

«La sagesse, dit alors le philosophe, commande au voyageur qui rentre à son foyer de prendre quelque repos.

– Soyons sages!» répondit simplement l'élève de Wang.

Et, après avoir serré la main du philosophe, il se dirigea vers son appartement, tandis que Wang regagnait sa chambre.

Kin-Fo, une fois seul, s'étendit sur un de ces moelleux divans de fabrication européenne, dont un tapissier chinois n'eût jamais su disposer le confortable capitonnage. Là, il se prit à songer. Fut-ce à son mariage avec l'aimable et jolie femme dont il allait faire la compagne de sa vie? Oui, et cela ne peut surprendre, puisqu'il était à la veille d'aller la rejoindre. En effet, cette gracieuse personne ne demeurait pas à Shang-Haï. Elle habitait Péking, et Kin-Fo se dit même qu'il serait convenable de lui annoncer, en même temps que son retour à Shang-Haï, son arrivée prochaine dans la capitale du Céleste Empire. Si même il marquait un certain désir, une légère impatience de la revoir, cela ne serait pas déplacé. Très certainement, il éprouvait une véritable affection pour elle! Wang le lui avait bien démontré d'après les plus indiscutables règles de la logique, et cet élément nouveau introduit dans son existence pourrait peut-être en dégager l'inconnue…c'est-à-dire le bonheur… qui… que… dont… Kin-Fo rêvait déjà les yeux fermés, et il se fût tout doucement endormi, s'il n'eût senti une sorte de chatouillement à sa main droite.

Instinctivement, ses doigts se refermèrent et saisirent un corps cylindrique légèrement noueux, de raisonnable grosseur, qu'ils avaient certainement l'habitude de manier.

Kin-Fo ne pouvait s'y tromper: c'était un rotin qui s'était glissé dans sa main droite, et, en même temps, ces mots, prononcés d'un ton résigné, se faisaient entendre: «Quand monsieur voudra!» Kin-Fo se redressa, et, par un mouvement bien naturel, il brandit le rotin correcteur.

Soun était devant lui, à demi courbé, dans la posture d'un patient, présentant ses épaules. Appuyé d'une main sur le tapis de la chambre, de l'autre il tenait une lettre.

«Enfin, te voilà! dit Kin-Fo.

– Ai ai ya! répondit Soun. Je n'attendais mon maître qu'à la troisième veille! Quand monsieur voudra!»

Kin-Fo jeta le rotin à terre. Soun, si jaune qu'il fût naturellement, parvint cependant à pâlir!

«Si tu offres ton dos sans autre explication, dit le maître, c'est que tu mérites mieux que cela! Qu'y a-t-il?

– Cette lettre!…

– Parle donc! s'écria Kin-Fo, en saisissant, la lettre que lui présentait Souri.

– J'ai bien maladroitement oublié de vous la remettre avant votre départ pour Canton!

– Huit jours de retard, coquin!

– J'ai eu tort, mon maître!

– Viens ici!

– Je suis comme un pauvre crabe sans pattes qui ne peut marcher! Ai ai ya!» Ce dernier cri était un cri de désespoir. Kin-Fo avait saisi Soun par sa natte, et, d'un coup de ciseaux bien affilés, il venait d'en trancher l'extrême bout.

Il faut croire que les pattes repoussèrent instantanément au malencontreux crabe, car il détala prestement, non sans avoir ramassé sur le tapis le morceau de son précieux appendice.

De cinquante-sept centimètres, la queue de Soun se trouvait réduite à cinquante-quatre.

Kin-Fo, redevenu parfaitement calme, s'était rejeté sur le divan et examinait en homme que rien ne presse la lettre arrivée depuis huit jours. Il n'en voulait à Soun que de sa négligence, non du retard. En quoi une lettre quelconque pouvait-elle l'intéresser? Elle ne serait la bienvenue que si elle lui causait une émotion. Une émotion à lui!

Il la regardait donc, mais distraitement.

L'enveloppe, faite d'une toile empesée, montrait à l'adresse – et au dos divers timbres-poste de couleur vineuse et chocolat, portant en exergue au-dessous d'un portrait d'homme les chiffres de deux et de «Six cents».

Cela indiquait qu'elle venait des États-Unis d'Amérique.

«Bon! fit Kin-Fo, en haussant les épaules, une lettre de mon correspondant de San Francisco!»

Et il rejeta la lettre dans un coin du divan.

En effet, que pouvait lui apprendre son correspondant?

Que les titres qui composaient presque toute sa fortune dormaient tranquillement dans les caisses de la Centrale Banque Californienne, que ses actions avaient monté de quinze ou vingt pour cent, que les dividendes à distribuer dépasseraient ceux de l'année précédente, etc.!

Quelques milliers de dollars de plus ou de moins n'étaient vraiment pas pour l'émouvoir!

Toutefois, quelques minutes après, Kin-Fo reprit la lettre et en déchira machinalement l'enveloppe; mais, au lieu de la lire, ses yeux n'en cherchèrent d'abord que la signature.

«C'est bien une lettre de mon correspondant, dit-il. Il ne peut que me parler d'affaires! A demain les affaires!»

Et, une seconde fois, Kin-Fo allait rejeter la lettre, lorsque son regard fut tout à coup frappé par un mot souligné plusieurs fois au recto de la deuxième page. C'était le mot «passif», sur lequel le correspondant de San Francisco avait évidemment voulu attirer l'attention de son client de Shang-Haï.

Kin-Fo reprit alors la lettre à son début, et la lut de la première à la dernière ligne, non sans un certain sentiment de curiosité, qui devait surprendre de sa part.

Un instant, ses sourcils se froncèrent; mais une sorte de dédaigneux sourire se dessina sur ses lèvres, lorsqu'il eut achevé sa lecture.