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Il fixa les vagues et ce brillant souvenir à son tour s’estompa. Il attendit alors le rouleau qui déchargerait sur la grève le premier arrivage d’homarstruosités.

12

Eddie tenta de détourner la tête pour éviter la première créature, mais il fut trop lent. D’une pince presque négligente, l’homarstruosité lui détacha du visage un lambeau de chair, ouvrit son œil gauche et en fit gicler l’humeur, révélant ainsi dans le crépuscule l’éclat blanc de l’os, cependant qu’elle poursuivait son interrogatoire et que la Vraiment Méchante hurlait de rire…

Arrête, s’ordonna Roland. Penser ce genre de trucs est plus qu’inutile : c’est dangereux. Et ça n’a aucune raison d’être. Il doit rester du temps.

Il en restait, de fait. Alors que Roland dévalait la 43e Rue dans le corps de Jack Mort — les bras ballants au rythme de ses enjambées, les yeux rivés sur l’enseigne de la pharmacie, indifférent aux regards qu’il suscitait comme aux détours qu’on faisait pour l’éviter —, le soleil était toujours assez haut dans son monde d’origine. Un bon quart d’heure le séparait encore de l’instant où son arc inférieur allait toucher la frontière entre ciel et mer. Et, même s’il promettait d’horribles souffrances pour le jeune homme, cet instant restait avenir.

Non que le Pistolero fût certain de disposer d’un tel délai : il savait seulement qu’il était plus tard là-bas qu’ici, et bien qu’il pût en déduire que le soleil n’y était pas encore couché, le postulat que dans les deux mondes le temps s’écoulait à la même allure pouvait se révéler extrêmement dangereux… surtout pour Eddie qui connaîtrait alors, songeait Roland, cette mort d’une horreur inimaginable et que son esprit s’obstinait pourtant à imaginer.

Le besoin de se retourner, de voir ce qu’il en était, avait quelque chose de presque irrépressible. Pourtant, il n’osait pas. Il ne devait pas.

La voix de Cort s’interposa, sévère, barrant le flot de ses pensées : Contrôle ce que tu peux contrôler, asticot. Laisse le reste te tomber dessus comme ça lui chante, et si tu dois succomber, que ce soit avec tes revolvers crachant le feu.

Oui.

Mais c’était dur.

Très dur parfois.

S’il avait été un peu moins obnubilé par la nécessité d’en finir au plus vite avec ce qu’il avait à faire en ce monde, il aurait vu et compris pourquoi les gens rivaient sur lui des yeux ébahis puis bondissaient hors de son chemin. Mais ça n’aurait rien changé. Il marchait si vite vers les lettres bleues — qui, selon la Mortcyclopédie, signalaient un endroit où il pourrait trouver le Keflex dont son corps avait besoin — que les pans de la veste de Jack Mort lui flottaient dans le dos malgré le poids des munitions qui en lestaient les poches, révélant les ceintures d’armes bouclées sur ses hanches, ceintures qu’il ne portait pas à la manière nette et réglementaire des précédents propriétaires mais entrecroisées, chaque étui bas sur la cuisse.

Pour les badauds, les voyous et les putes arpentant la 49e, il offrait la même vision étrange que celle aperçue par Gras Double : celle d’un desperado.

Roland atteignit la pharmacie Katz et y entra.

13

Le Pistolero avait connu dans le temps bon nombre de magiciens, d’enchanteurs et d’alchimistes. Pour la plupart, d’astucieux charlatans ou de grossiers simulateurs dont les tours de passe-passe ne pouvaient attraper que les gens plus bêtes qu’eux (mais, le monde n’ayant jamais été à court d’imbéciles, la seconde catégorie prospérait autant que la première, sinon mieux) —, mais il avait aussi croisé une infime poignée d’hommes dignes de la noire réputation qui leur était faite, capables d’invoquer les morts et les démons, de tuer avec des mots, de guérir avec d’étranges breuvages. Dans l’un d’eux, le Pistolero avait pensé reconnaître un démon, créature qui se faisait passer pour humaine et disait s’appeler Flagg. Brève avait été leur rencontre, et elle s’était située sur la fin, alors que déjà le chaos puis l’ultime écroulement cernaient son pays. Sur les talons de Flagg, étaient survenus deux autres personnages, des jeunes gens respirant le désespoir mais n’en dégageant pas moins une aura sinistre, et qui se nommaient Dennis et Thomas. Ces trois-là n’avaient traversé qu’une part infime de ce qui, dans l’existence de Roland, devait rester comme un temps de trouble et de confusion, mais il n’oublierait jamais comment Flagg avait changé en chien hurlant un malheureux qui avait eu l’imprudence de l’irriter. Oui, cette image s’était gravée dans sa mémoire. Puis il y avait eu l’homme en noir.

Et il y avait eu Marten.

Marten qui avait séduit sa mère alors que son père était au loin, qui avait tenté d’être l’artisan de sa mort et n’avait réussi qu’à hâter son entrée dans l’âge adulte. Marten qu’il allait de nouveau croiser sur sa route avant d’atteindre la Tour… à moins qu’il ne dût l’y retrouver.

Autant dire que son expérience de la magie et des magiciens avait semé en lui l’attente de quelque chose d’assez différent de la pharmacie Katz telle qu’elle devait lui apparaître.

Il s’était imaginé un lieu de pénombre et de fumée douce-amère, trouées çà et là par la clarté des chandelles, tout plein de bocaux et de fioles aux contenus mystérieux — poudres, potions et philtres —, la plupart sous une épaisse couche de poussière, voire enveloppés dans des toiles d’araignées. Il s’était attendu à une silhouette encapuchonnée tapie au fond de cet antre, à un personnage dont il lui fallût éventuellement se méfier. Or les gens qu’il voyait évoluer derrière la transparence de ces murs de verre ne semblaient pas se comporter différemment que dans n’importe quel magasin, et il crut qu’il s’agissait d’une illusion.

En fait, ils étaient bien réels.

Pendant un moment donc, le Pistolero ne fit que se tenir dans l’embrasure de la porte, surpris d’abord, puis franchement ironique. Il était là dans un monde qui, presque à chaque pas, le frappait d’étonnement, dans un monde où les diligences empruntaient la voie des airs, où le papier ne semblait pas avoir plus de valeur que le sable. Et la toute dernière merveille qu’il découvrait était que dans ce monde les gens avaient tout simplement cessé d’être sensibles au merveilleux : au sein de tels miracles, il ne voyait que des visages mornes et des corps pesants.

Il y avait là des milliers de fioles contenant des potions et des philtres que la Mortcyclopédie considérait en général comme du pipeau. Ici, c’était une panacée censée restaurer votre crâne chauve dans sa pilosité d’origine mais qui le laissait désespérément lisse, là une crème qui, promettant de vous gommer ces vilaines taches sur les bras et sur les mains, mentait honteusement. Et puis là, des remèdes pour ce qui n’en requérait d’aucune sorte : bloquant ou relâchant vos intestins, vous donnant des dents blanches ou des cheveux noirs, ou encore meilleure haleine comme si le même résultat ne pouvait être obtenu en mâchant de l’écorce d’aulne. Nulle magie en ces lieux, rien que du trivial — bien qu’il s’y trouvât de l’astine et quelques autres médicaments dont le nom semblait être un gage d’efficacité. Roland, dans l’ensemble, en était effaré. Fallait-il s’étonner que la magie ait déserté ces lieux qui, promettant l’alchimie, s’occupaient avant tout de parfums ?

Mais un nouveau recours à la Mortcyclopédie lui apprit que la vérité de cet endroit n’était pas tout entière dans ce qu’il en voyait. Les potions réellement efficaces y étaient tenues à l’abri des regards, et donc des convoitises. On ne pouvait les obtenir que sur autorisation d’un sorcier, lesquels, en ce monde, se nommaient DOCKTEURS et consignaient leurs formules magiques sur des feuilles de papier portant le nom d’ORDOS, termes l’un comme l’autre inconnus du Pistolero. Il aurait pu s’informer plus avant mais c’était sans importance. Il en savait assez pour ce qu’il avait à faire, et un bref coup d’œil dans la Mortcyclopédie le renseigna sur l’endroit précis du magasin où il pouvait trouver ce qu’il cherchait.