— Je veux du Keflex, dit l’homme au regard bleu acier d’une voix sans expression. J’en veux beaucoup. Tout de suite. Et pas la peine de me demander mon ordo.
Sur le moment, Katz ne put que river des yeux ronds sur le type, la bouche molle, le cœur battant à tout rompre et l’estomac transformé en bouilloire pleine d’acide. S’était-il imaginé être arrivé au fin fond ? Avait-il vraiment cru pouvoir jamais l’atteindre ?
— Vous faites erreur, finit par articuler Katz. (Sa propre voix lui paraissait bizarre, ce qui en soi ne l’était guère, vu qu’il se sentait la bouche en flanelle et la langue comme de la ouate à molleton.) Il n’y a pas de cocaïne ici. C’est une substance qui n’entre dans aucune préparation que nous soyons habilités à faire.
— Je n’ai pas dit cocaïne, rétorqua l’homme au costume bleu et aux lunettes cerclées d’or, mais Keflex.
C’est bien ce que j’avais cru entendre, faillit dire Katz à ce tordu de momser, puis il se ravisa, jugeant que pareille réponse risquait d’être prise pour de la provocation. Il avait ouï dire qu’on attaquait des pharmacies pour se procurer des amphétamines ou une demi-douzaine d’autres produits actifs (au nombre desquels le précieux Valium de Mme Rathbun), mais ce devait être à sa connaissance le premier vol d’antibiotiques de toute l’Histoire.
La voix de son père (que Dieu le fasse pourrir dans l’éternité, le vieux salaud !) lui intima l’ordre d’arrêter de bayer aux corneilles et de se décider à faire quelque chose.
OK, mais il ne voyait pas quoi faire.
L’homme au pistolet lui vint en aide :
— Dépêchez-vous de me donner ce que je demande. Je suis très pressé.
— Quelle quantité voulez-vous ? demanda Katz dont les yeux quittèrent un instant les traits du voleur pour découvrir par-delà son épaule un spectacle qui lui parut presque impossible.
Non, pas dans cette ville ? ! Pourtant, il semblait que ce fût bien réel. De la chance ? Katz ayant de la chance ? Voilà qui était digne de figurer dans le livre Guinness des Records !
— Je n’en sais rien, dit l’homme au pistolet. Autant qu’en peut contenir un sac. Un grand sac. (Et sans crier gare, il pivota sur lui-même et la détonation de l’arme une fois de plus retentit. Quelqu’un beugla. Des éclats de vitre blindée volèrent sur le trottoir et jusque sur la chaussée, blessant quelques passants mais sans gravité. À l’intérieur du drugstore, des femmes — et des hommes en nombre appréciable — poussèrent des cris d’orfraie. L’alarme se déclencha, joignant au vacarme son propre mugissement rauque. Les clients paniqués se précipitèrent vers la porte et, à l’issue d’une courte bousculade, l’eurent tous franchie. L’homme au pistolet fit de nouveau face au pharmacien. Son expression n’avait pas changé. Il émanait toujours de son visage cette effrayante — mais certes pas inépuisable — patience dont il ne s’était pas départi depuis le début.) Faites ce que je dis, et vite. Je suis pressé.
Katz ravala bruyamment sa salive.
— Oui, monsieur.
Le Pistolero avait vu et admiré le miroir convexe suspendu dans le coin supérieur gauche de la boutique alors qu’il était encore à mi-chemin du comptoir derrière lequel l’alchimiste gardait les potions puissantes. La fabrication d’un tel miroir était au-delà des capacités techniques de n’importe quel artisan de son monde dans l’état présent de celui-ci, bien qu’il y ait eu un temps où de tels objets — et bon nombre d’autres merveilles du monde d’Odetta et d’Eddie — avaient sans doute été monnaie courante. Il en avait relevé des vestiges dans le tunnel sous les montagnes et ailleurs aussi… reliques mystérieuses et d’une haute antiquité à l’égal des pierres aux Druits qui se dressaient parfois dans les lieux fréquentés par les démons.
Et il avait tout de suite compris à quoi servait ce miroir.
Le mouvement du garde, en revanche, ne lui était apparu qu’avec un léger retard — il commençait à mesurer l’effet désastreux des lentilles que portait Mort sur sa vision périphérique —, mais encore assez tôt pour qu’il se tournât et le désarmât d’une balle bien ajustée. Tir de pure routine à ses yeux, bien qu’il ait eu à se presser quelque peu, mais dont la victime devait garder un souvenir différent. Ralph Lennox allait, jusqu’à la fin de ses jours, jurer ses grands dieux que le type avait réussi là un coup impossible… hormis peut-être dans les shows western pour gamins attardés, style Annie Oakley.
Grâce au miroir, évidemment placé là pour repérer les voleurs, Roland avait été plus rapide pour s’occuper de l’autre.
Il avait vu le regard de l’alchimiste se hausser un court instant par-dessus son épaule et, immédiatement, son propre regard s’était levé vers la providentielle surface réfléchissante, lui révélant l’image déformée d’un homme en veste de cuir qui s’avançait derrière lui dans l’allée centrale, un long couteau à la main et, sans nul doute, des rêves de gloire plein la tête.
Le Pistolero fit volte-face et, le pistolet contre la hanche, pressa la détente, conscient que son manque de familiarité avec l’arme risquait de lui faire rater sa cible, mais peu désireux de blesser l’un des clients qui se tenaient figés derrière le prétendant au titre de héros. Mieux valait avoir à tirer, après rectification, une deuxième balle ascendante qui ferait son boulot tout en préservant la vie des badauds que de tuer par exemple une dame dont le seul crime aurait été de mal choisir son jour pour s’acheter du parfum.
Le pistolet avait été bien entretenu. Sa visée était juste. Il se souvint des rondeurs mollassonnes des pistoleros auxquels il avait emprunté ces armes et il eut le sentiment que ces derniers s’en étaient mieux occupés que d’eux-mêmes. Un tel comportement lui semblait étrange, mais ce monde dans son ensemble était étrange et Roland ne pouvait se permettre de juger. Il n’en aurait d’ailleurs pas eu le temps.
La première balle fit donc mouche, tranchant le couteau de l’homme à la base de la lame, ne lui laissant que le manche en main.
Les yeux de Roland se posèrent, très calmes, sur le type en veste de cuir, et quelque chose dans ce regard dut rappeler à l’ex-prétendant au titre de héros quelque rendez-vous urgent car il pivota sur ses talons, laissa tomber les vestiges du couteau et se joignit à l’exode général.
Roland ramena son attention sur l’alchimiste pour lui donner ses ordres… assortis d’un avertissement : plus de blagues, sinon le sang coulerait. L’autre s’apprêtait à obéir quand le canon d’une arme effleura son épaule osseuse. Il se retourna aussitôt sur un « Yeeek ! » étranglé.
— Pas vous, dit le Pistolero. Restez ici et laissez votre ’prenti s’en occuper.
— Mon quoi ?
— Lui.
D’un geste impatient, Roland montra le jeune homme.
— Que dois-je faire, M. Katz ?
Quelques survivances d’acné postpubère rutilaient sur le blanc visage du préparateur.
— Lui apporter ce qu’il demande, putz ! Du Keflex.
L’assistant gagna l’un des rayons qui se trouvaient derrière le comptoir et y prit un flacon.
— Tournez-le de manière à ce que je voie ce qui est écrit dessus, dit le Pistolero.
Le jeune homme montra l’étiquette et Roland n’y put rien déchiffrer : trop de lettres étaient étrangères à son alphabet. Il consulta la Mortcyclopédie qui confirma : c’était bien du Keflex. Roland prit alors conscience d’avoir perdu son temps en voulant vérifier. Si lui savait ne pas pouvoir tout lire en ce monde, il n’en était pas de même de ces gens.