Les Positifs mettaient toutes les chances de leur côté.
En l’occurrence, mettre toutes les chances de son côté venait de sauver tant sa vie que celle de Roland. La balle jaillie du .38 de Staunton avait frappé le briquet d’argent au lieu du cœur de Mort.
Il n’en était pas moins blessé, bien sûr. Se recevoir un pruneau de gros calibre exclut de s’en tirer indemne. Le briquet s’était trouvé assez profondément repoussé dans sa poitrine pour y créer un trou. Il s’était aplati puis avait volé en éclats, creusant des ornières superficielles dans l’épiderme de Mort, l’un de ces projectiles ayant nettement tranché son téton gauche. Chauffée à blanc, la balle avait également embrasé la mèche imbibée d’essence. Le Pistolero n’en conservait pas moins une immobilité parfaite alors qu’approchaient ses deux pairs en ce monde. Celui qui n’avait pas tiré disait aux gens de reculer… de rester à distance, putain de merde !
J’ai pris feu, hurla Mort. Je brûle. Éteins ça ! Mais qu’est-ce que tu attends pour étein…
Roland restait couché sur le ventre, sans un geste, à l’écoute des crissements sous les pas des pistoleros, ne prêtant nulle attention aux cris de Mort, tâchant de faire de même à l’égard du feu qui couvait dans sa poitrine et de l’odeur de chair grillée qui se répandait.
Il sentit un pied s’introduire sous sa cage thoracique et le soulever ; il se laissa mollement retourner sur le dos. Jack Mort avait les yeux ouverts, les traits flasques. En dépit de la cuisante douleur qu’infligeaient à son corps inerte les vestiges du briquet, rien ne trahissait qu’à l’intérieur un homme hurlait, hystérique.
— Mon Dieu, murmura un badaud, c’est une balle traçante que vous lui avez tirée dessus, mec ?
Un mince filet de fumée montait du trou dans le revers de la veste de Mort, plus diffuse était celle qui s’échappait de par-dessous le revers. L’odeur de barbecue s’accentua quand, dans le briquet broyé, la mèche prit vraiment feu.
Puis Andy Staunton, qui pouvait jusqu’alors s’enorgueillir d’un sans-faute, commit là son unique erreur, une erreur pour laquelle Cort l’eût renvoyé chez lui l’oreille enflée en dépit de son admirable comportement, vu qu’il n’en fallait bien souvent pas plus, lui aurait-il dit, pour causer la mort d’un homme. Staunton avait été capable de tirer sur le type — ce qu’aucun flic n’est réellement sûr de pouvoir faire avant d’être en situation de confrontation directe —, mais la pensée que sa balle avait mis le feu au type en question l’emplissait d’une horreur irraisonnée. Il se pencha donc imprudemment sur l’homme et le pied du Pistolero s’écrasa dans son ventre, avant que Staunton ait eu le temps d’observer les étincelles de vie consciente flamboyant encore dans ces yeux qui auraient dû être morts.
Andy Staunton partit à la renverse, bousculant son coéquipier alors que le .38 lui échappait. Weaver ne s’en accrocha que plus fermement au sien mais il était encore empêtré avec Staunton quand il entendit un coup de feu et constata que son arme avait disparu comme par magie. La main qui l’avait tenue était aussi insensible que si elle avait reçu à pleine volée le marteau d’un forgeron.
Le type en costard bleu se leva, les regarda un moment et dit :
— Vous êtes bons. Bien meilleurs que les autres. Je vais donc vous donner un conseil : ne vous avisez pas de me suivre. J’en ai presque terminé ici, et ça m’embêterait d’avoir à vous tuer.
Puis il leur tourna le dos et s’engouffra dans le métro.
L’escalier était encombré de gens qui avaient inversé leur trajectoire descendante quand cris et coups de feu avaient déchiré l’ordinaire brouhaha. Tous, irrésistiblement, ils étaient retournés vers la surface, animés par ce morbide — et spécifique — désir new-yorkais de contempler des flaques de sang souillant l’asphalte de leur cité. Toutefois, ils trouvaient le moyen de reculer devant l’homme en costume bleu qui dévalait les marches à contre-courant. Cela n’avait rien d’étonnant : il tenait un revolver à la main et en avait un autre sur la hanche.
Et il était en feu.
Roland restait indifférent aux cris de douleur de Mort dont la veste, la chemise et le T-shirt brûlaient maintenant à flammes plus vives tandis que le briquet commençait à fondre et que d’ardentes gouttes d’argent roulaient jusqu’à son ventre.
Des remous d’air vicié venaient frapper ses narines ; le grondement d’une rame approchante lui emplissait les oreilles.
C’était presque l’heure, celle de tirer la troisième carte ou les perdre toutes. Encore une fois, il eut l’impression de sentir les mondes trembler et chanceler autour de lui.
Déboulant sur le quai, il jeta le 38, défit la ceinture du pantalon de Mort et le baissa, révélant un caleçon blanc qui tenait de la culotte sexy. Il n’avait pas le temps de s’attarder sur cette bizarrerie. Ralentirait-il le mouvement que la perspective d’être transformé en torche vivante ne cesserait de l’inquiéter : les boîtes de munitions qu’il avait achetées allaient bientôt être portées à une température telle qu’elles exploseraient et lui avec.
Il les transféra dans le caleçon où le flacon de Keflex les rejoignit. Les dessous de fille offraient à présent plus d’une bosse grotesque. Ensuite, il se débarrassa de la veste en flammes mais ne se préoccupa nullement d’ôter une chemise pourtant tout aussi dangereuse.
Il entendait le train rugir dans le tunnel, en voyait déjà la clarté. Bien que n’ayant aucun moyen de savoir que c’était une rame empruntant cette même ligne qui était passée sur Odetta, il le savait quand même. En ce qui concernait la Tour, le destin pouvait se révéler miséricordieux comme ce briquet qui lui avait sauvé la vie, et cruel aussi comme le brasier qu’un tel miracle avait allumé. Il suivait, à l’instar du train dont les roues se ruaient vers lui sur les rails, une trajectoire à la fois logique et d’une brutalité inouïe, course contre laquelle acier et douceur seuls pouvaient se poser en obstacle.
Il remonta le pantalon de Mort et se remit à courir, à peine conscient que la foule s’éparpillait sur son passage. Dans le courant d’air qui l’alimentait, le feu gagna son col de chemise puis ses cheveux. Les boîtes de balles dans le sous-vêtement de Mort lui battaient les couilles, les broyaient ; d’atroces élancements lui percèrent les entrailles. Il enjamba le tourniquet, homme qui se muait en météore. Éteins-moi ! hurlait Mort. Éteins-moi avant que je sois brûlé vif !
C’est ce qui devrait se passer, lui répondit le Pistolero, glacial. Mais tu vas connaître un sort autrement plus doux que celui que tu mérites.
Qu’est-ce que tu veux dire ? Quel sort ?
Roland s’abstint d’en dire plus, rompit en fait tout contact avec son hôte alors qu’il redoublait de vitesse vers le bord du quai. Une des boîtes tenta de s’échapper de la ridicule petite culotte de Mort et il se plaqua la main sur les parties pour la retenir.
Toute sa puissance mentale se concentra sur la Dame. Il ignorait si un tel ordre télépathique avait des chances d’être entendu et, si c’était le cas, quelle contrainte il pourrait exercer sur sa destinataire, mais il décocha quand même un trait de pensée vif et acéré.
Le vacarme du train envahit le monde. Une femme hurla : « Mon Dieu ! Il va sauter ! » Une main s’abattit sur son épaule et tenta de le retenir. Puis Roland poussa le corps de Jack Mort par-delà la ligne jaune et par-dessus le bord du quai. Il tomba devant la masse de métal qui fonçait sur lui, tomba les deux mains dans l’entrejambe, retenant le bagage qu’il avait à rapporter… qu’il rapporterait à la condition d’être assez rapide pour sortir de Mort au tout dernier instant. Et, alors qu’il tombait, il l’appela, les appela de nouveau :