Tout son être était tendu dans cet appel quand la rame fut sur lui, impitoyable. Il tourna la tête, regarda par la porte.
Et y vit le visage de la Dame.
Les visages !
Il voyait simultanément les deux visages…
Non ! hurla Mort, et dans l’ultime dernière fraction de seconde avant que le train ne lui passât dessus, ne le sectionnât non au-dessus des genoux mais au niveau de la taille, Roland s’élança vers la porte et la franchit.
Jack Mort mourut seul.
Munitions et pilules se matérialisèrent près du corps physique du Pistolero et ses mains se tendirent vers elles, convulsives, les saisirent puis les relâchèrent. Il s’astreignit à se lever, conscient de revêtir à présent sa dépouille souffrante et palpitante, conscient des hurlements d’Eddie Dean, de ce que la Dame hurlait aussi mais avec deux voix différentes. Il posa sur elle un bref regard qui confirma ce qu’il venait d’entendre : il n’y avait plus une femme mais deux. Pareillement infirmes, dotées du même teint sombre et d’une égale beauté. Il n’en restait pas moins que l’une d’elles était une horrible sorcière, la laideur de son âme non point dissimulée mais rehaussée par l’extrême grâce de ses traits.
Roland contempla ces jumelles qui, en fait, n’en étaient pas, qui n’avaient d’autre lien que d’être les images positive et négative d’une même femme. Il riva sur elles un regard fiévreux, hypnotique.
Puis Eddie poussa un nouveau cri et le Pistolero vit les ho-marstruosités s’extraire des vagues pour se traîner vers l’endroit où Detta avait abandonné le jeune homme troussé comme une volaille et sans défense.
Detta se vit par l’ouverture entre les mondes, se vit par ses propres yeux, se vit par ceux du Pistolero, et son sentiment de dislocation fut aussi soudain que celui éprouvé par Eddie mais en beaucoup plus violent.
Elle était ici.
Elle était là-bas dans les yeux du Pistolero.
Elle entendait se ruer la rame de métro.
Odetta ! cria-t-elle, comprenant tout, soudain : ce qu’elle était et quand c’était arrivé.
Detta ! cria-t-elle, comprenant tout, soudain : ce qu’elle était et qui en était responsable.
Suivit la fugitive sensation d’être retournée comme un gant… puis une autre, mille fois plus torturante.
Celle de se déchirer.
Roland descendit par embardées la courte pente vers l’endroit où gisait Eddie. Ses mouvements étaient ceux d’un homme qui aurait perdu ses os. Un des monstrueux crustacés tendit une pince menaçante vers Eddie qui hurla. D’un coup de botte, le Pistolero repoussa l’animal, puis se pencha et saisit le jeune homme par les bras. Il commença de le tirer en arrière… mais c’était un peu tard, et il était trop faible : ils allaient avoir Eddie, ouais, ils allaient même les avoir tous les deux…
Eddie cria encore quand l’une des horribles créatures lui demanda : I-ce que chic ? avant d’arracher un lambeau de son jean et un morceau de chair du même coup. Il voulut réitérer ce cri mais rien ne sortit de sa gorge, sinon un gargouillis étranglé. Le nœud coulant de Detta faisait son office.
Les monstres resserraient à présent leur demi-cercle dans un horrible cliquetis de pinces. Le Pistolero investit ses ultimes vestiges d’énergie dans une dernière traction… qui le fit basculer à la renverse. Il les entendit s’approcher, poser leurs maudites questions, ouvrir et fermer leurs pinces. Ce n’était peut-être pas si mal, songea Roland. Il avait joué son va-tout, et c’était là tout ce qu’il avait perdu.
Le tonnerre de ses propres armes l’emplit d’un émerveillement ébahi.
Les deux femmes gisaient face à face, le torse redressé comme des serpents prêts à mordre, les doigts porteurs des mêmes empreintes noués autour de leur gorge aux plis identiques.
Cette femme essayait de la tuer, mais elle n’avait pas plus de réalité que n’en avait eu la petite fille de jadis : elle n’était qu’un rêve né d’avoir reçu cette brique sur la tête… et voilà que ce rêve s’accrochait pourtant à sa gorge et tentait de la tuer pendant que le Pistolero s’efforçait de sauver son ami. Le rêve fait réalité hurlait des obscénités en lui couvrant le visage de chaude salive : « Oui, j’ai volé le plat bleu parce que cette femme m’avait laissée toute seule à l’hôpital et puis parce que je n’avais jamais rien eu à moi qui soit classe et je l’ai cassé parce que j’avais besoin de le faire et quand je voyais un garçon blanc je faisais pareil parce que j’en avais besoin oui je faisais du mal aux garçons blancs parce qu’il fallait qu’ils aient mal et je vole dans des magasins qui ne vendent que des choses classes pour les Blancs pendant que nos frères et nos sœurs crèvent de faim à Harlem et que les rats bouffent leurs bébés, c’est moi, salope, c’est moi la seule, moi qui… moi… moi ! »
Tue-la, se dit Odetta, et elle s’en savait incapable.
Elle ne pouvait pas plus tuer la sorcière et survivre que la sorcière ne pouvait la tuer et s’en tirer à si bon compte. Elles allaient s’entre-tuer pendant qu’Eddie et ce…
(Roland)/(Vraiment Méchant)
… lui qui les avait tirés de leur monde se faisaient dévorer vivants un peu plus bas sur la grève. Ils allaient tous mourir. Ou alors, elle pouvait.
(Amour)/(haine) lâcher.
Odetta lâcha la gorge de Detta, indifférente aux mains qui serraient la sienne, aux pouces qui lui coupaient la respiration. Au lieu de tendre les bras pour s’accrocher au cou de l’autre, elle les ouvrit pour l’enlacer.
— Non ! hurla Detta, mais dans un cri d’une infinie complexité, où se mêlaient horreur et gratitude. Fous-moi la paix, salope ! Tu me fous la paix et c’est t…
Odetta n’avait plus de voix pour lui répondre. Alors que Roland repoussait d’un coup de pied le premier assaillant et qu’une autre homarstruosité réussissait à se tailler un bifteck sur la cuisse d’Eddie, elle ne put que chuchoter à l’oreille de la harpie :
— Je t’aime.
Un moment, les doigts continuèrent de serrer… puis ils se relâchèrent.
Disparus.
De nouveau la sensation d’être retournée comme un gant, puis soudain, merveilleuse, celle d’être entière. Pour la première fois depuis qu’un nommé Jack Mort avait laissé tomber une brique sur la tête d’une fillette qui n’était là pour la recevoir que parce qu’un chauffeur de taxi blanc s’était empressé de redémarrer après un bref regard sur eux (et que son père, dans son orgueil, avait refusé d’en appeler un autre par peur d’essuyer un second refus), elle se sentait former un tout. Elle était Odetta Holmes, mais alors, l’autre… ?
Magne-toi, salope ! lui gueula Detta… à ceci près que c’était toujours sa voix : elle et Detta avaient fusionné. Elle avait été une, elle avait été deux, le Pistolero venait d’extraire d’elle une troisième. Magne-toi ou ils vont se retrouver dans le ventre de ces bestioles !