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Il se peut que vous sentiez quelque chose, fit soudain une voix surgi de son passé, d’un passé proche. Un truc qui vous titille. Et vous êtes sans doute à même de voir ce qui cloche.

Des lentilles colorées.

Jane Dorning connaissait pour le moins deux douzaines de personnes qui portaient des verres de contact. La plupart travaillaient pour la compagnie. Aucune n’avait jamais fait de commentaires sur ce choix mais il avait peut-être été dicté, se disait-elle, par leur sensation unanime que les passagers n’aimaient pas voir le personnel navigant porter des lunettes… que ça les rendait nerveux.

Sur tous ces gens, elle en connaissait peut-être quatre dont les verres étaient colorés. Les lentilles ordinaires n’étaient pas bon marché, celles de couleur coûtaient les yeux de la tête. Dans les relations de Jane, les seules capables de lâcher tant d’argent pour ce genre de choses étaient des femmes, toutes futiles à l’extrême.

Et alors ? Pourquoi les mecs ne seraient-ils pas futiles, eux aussi ? C’est qu’il est beau garçon.

Non. Mignon, peut-être… et encore. Avec ce teint blême, il n’était mignon que de justesse. Alors pourquoi ces lentilles de couleur ?

Les passagers ont souvent peur en avion.

Dans un monde où piraterie aérienne et trafic de drogue sont devenus monnaie courante, le personnel volant a souvent peur des passagers.

La voix qui l’avait dirigée sur ces pensées était celle d’une des formatrices à l’école des hôtesses, une vieille dure à cuire donnant l’impression d’avoir fait la Postale avec Mermoz. Elle leur disait : « Ne faites pas taire vos soupçons. Même si vous oubliez tout ce que vous avez appris d’autre sur la manière de se comporter face à des terroristes effectifs ou potentiels, souvenez-vous d’une chose : Ne faites pas taire vos soupçons. Dans certains cas, lors de l’enquête, tout un équipage vous dira qu’il ne se doutait de rien jusqu’à ce que le type sorte une grenade et gueule : « Virez sur Cuba ou tout le monde à bord va rejoindre le jet-stream ! » Mais, dans la plupart des cas, il y en aura toujours un ou deux — généralement stewards ou hôtesses comme vous le serez dans moins d’un mois — pour dire qu’ils ont senti quelque chose. Comme un titillement. L’impression que le type du fauteuil 91C ou la jeune femme du 5A n’étaient pas tout à fait normaux. Ils l’ont senti mais ils n’ont rien fait. Ils n’allaient quand même pas risquer de se faire virer pour ça ! On ne met pas un type aux fers parce qu’on n’aime pas la façon dont il se gratte ! Le vrai problème est qu’ils ont senti quelque chose… puis qu’ils l’ont oublié. »

La vieille routière du ciel avait levé un doigt carré. Jane Dorning, fascinée comme toutes ses condisciples, l’avait écoutée poursuivre : « Si vous sentez ce petit truc qui vous titille, ne faites rien… mais cela inclut : gardez-vous d’oublier. Parce qu’il y a toujours une petite chance que vous puissiez étouffer quelque chose dans l’œuf… comme douze jours d’escale imprévue sur l’aérodrome pourri de quelque État arabe. »

Rien que des lentilles de contact colorées mais…

Grand merci, sai.

Mots marmonnés dans un demi-sommeil ? Ou baragouin maternel qui lui avait échappé ?

Elle allait rester sur le qui-vive, décida-t-elle.

Et se garder d’oublier.

10

C’est le moment, pensa le Pistolero. On va bien voir.

Il s’était trouvé en mesure de passer de son monde à ce corps par cette porte au bord de l’océan. Il lui fallait à présent savoir s’il pouvait ou non y rapporter des choses. Oh, pas y retourner. Il ne doutait pas de pouvoir, quand il le voudrait, franchir cette porte en sens inverse, réintégrer son corps souffrant, empoisonné. Mais qu’en était-il du reste, des autres objets matériels ? Ce qu’il avait devant lui, par exemple, ce sandwich au thon comme l’avait appelé la femme en uniforme. S’il n’avait pas la moindre idée de ce qu’était un thon, il savait reconnaître un popkin quand il en avait un sous les yeux, encore que, bizarrement, on eût omis de cuire celui-ci.

Son corps avait besoin d’être nourri, abreuvé aussi, mais par-dessus tout réclamait des soins. Faute d’un contrepoison, la morsure de l’homarstruosité promettait d’être fatale. Un tel médicament devait exister dans ce monde où les diligences volaient dans le ciel, plus haut qu’aucun aigle, dans ce monde où tout semblait possible. Mais à quoi bon disposer ici d’un remède, quelle que fût sa puissance, si tout transfert était impossible ?

Tu n’as qu’à vivre dans ce corps, chuchota l’homme en noir dans les profondeurs de son crâne. Abandonne aux crustacés ce qui n’est plus qu’un morceau de viande s’obstinant à respirer. Une enveloppe désertée, de toute manière.

Non. Il s’y refusait. D’abord parce qu’il se fût agi d’un vol particulièrement odieux. Il n’aurait su longtemps se contenter de jouer les passagers, de contempler passivement ce monde par les yeux de cet homme comme un voyageur regarde défiler le paysage par la fenêtre de son véhicule.

Ensuite parce qu’il était Roland. S’il devait mourir, il voulait que cette mort fût celle de Roland, d’un Roland qui mourrait en rampant vers la Tour, s’il le fallait.

Puis l’étrange et rude sens pratique cohabitant en lui — tels tigre et chevreuil — avec son romantisme reprit le dessus. Il n’était nullement nécessaire de penser à la mort tant que l’expérience restait à vivre.

Il se jeta sur le popkin, le découvrit coupé en deux et en prit une moitié dans chaque main, puis il ouvrit les yeux du prisonnier, promena un regard circulaire. Personne ne faisait attention à lui (même si, très fort, dans la cuisine, Jane Dorning pensait à lui).

Il se tourna vers la porte et la franchit avec les deux moitiés du popkin.

11

Le Pistolero commença par entendre le rugissement broyeur d’une vague à l’approche, puis les chamailleries d’oiseaux qui, lorsqu’il se redressa en position assise, se soulevèrent en masse des rochers voisins. (Les voilà qui s’enfuient, les salopards, songea-t-il, et que je respire ou non, ils n’auraient pas tardé à m’arracher des lambeaux de chair… ce sont des vautours, rien que des vautours maquillés). Ce fut alors qu’il prit conscience qu’une moitié de son popkin — celle qu’il avait dans la main droite — était tombée sur le sable gris grossier. Car, s’il la tenait d’une main entière quand il avait franchi la porte, il la tenait à présent d’une main réduite à quarante pour cent de ses capacités.

Il la pinça et l’assura maladroitement entre pouce et annulaire, l’essuya du mieux qu’il put et goûta du bout des dents. L’instant d’après, il la dévorait sans même remarquer le crissement des grains de sable oubliés. Quelques secondes plus tard, il reportait son attention sur la moitié restante. Elle disparut en trois bouchées.

Le Pistolero n’avait pas idée de ce qu’était un sandwich au thon sinon que c’était succulent. Et, pour l’heure, ça semblait suffire.

12

Dans l’avion, la disparition du sandwich passa inaperçue. Personne ne vit les mains d’Eddie en agripper si sauvagement les deux moitiés que la marque des pouces s’imprima dans le pain de mie.

Personne ne le vit s’estomper jusqu’à la transparence puis s’évanouir, ne laissant que quelques miettes.

Une vingtaine de secondes après cet événement des plus discrets, Jane Dorning écrasait sa cigarette, traversait l’avant de la cabine pour aller prendre son livre, cédant en fait à sa curiosité pour le 3A.