L’avion perdait rapidement de l’altitude. Soudain, le 3A, le passager au teint pâle et aux yeux bicolores, se pencha pour extraire un sac de sous son siège.
Nous y sommes, se dit Jane. C’est là-dedans qu’il transporte sa grenade ou son arme automatique ou je ne sais quoi.
Et à l’instant où elle vit le sac, à cet instant précis, d’une main légèrement tremblante, elle dégagea de son pas de vis le capuchon de plastique rouge de la thermos. Il allait y avoir un petit copain d’Allah sacrément surpris de se retrouver par terre dans l’allée avec la figure ébouillantée.
Le 3A ouvrit son sac.
Jane se tint prête.
Le Pistolero songea que cet homme, prisonnier ou non, était probablement plus doué pour le grand art de la survie que tous ceux qu’il voyait autour de lui dans la diligence du ciel. Les autres étaient dans l’ensemble du genre adipeux, et même ceux qui paraissaient jouir d’une forme physique acceptable s’associaient à quelque chose de relâché dans leurs traits, à des visages d’enfants gâtés, d’hommes qui finiraient par se battre mais pas avant d’avoir gémi et pleurniché pendant des siècles. Des gens dont on pouvait mettre les tripes à l’air sans que leur ultime expression trahît la rage ou la souffrance, rien que la surprise éberluée.
Le prisonnier était mieux… mais pas encore assez bon. Loin de là.
La soldate. Elle a vu quelque chose. Je ne sais pas quoi, mais ça ne lui a pas semblé normal. Elle a une façon bien particulière de le regarder.
Le prisonnier s’assit et se mit à feuilleter un livre à la couverture souple qu’il associait mentalement au mot canard (analogie qui échappa au Pistolero et dont le décryptage lui parut sans intérêt). Roland n’avait aucune envie de regarder un livre d’images, si surprenants que fussent de tels objets. C’était la femme en uniforme qu’il voulait surveiller. Son désir de bondir au premier plan prendre les commandes ne cessait de croître, mais il se retint… du moins pour le moment.
Le prisonnier était allé quelque part et en rapportait une drogue. Pas celle qu’il prenait lui-même ni rien qui soit susceptible de combattre le poison dont se mourait le Pistolero, mais une autre que les gens payaient à prix d’or parce qu’elle était illégale. Cette drogue, il allait la remettre à son frère qui, à son tour, la donnerait à un homme nommé Balazar. La transaction serait complète quand Balazar leur aurait remis la drogue qui les intéressait en échange de celle qu’ils lui apportaient… mais ce, à la seule condition que le prisonnier s’acquittât correctement d’un rituel inconnu du Pistolero (l’un de ces singuliers rituels dont un monde aussi étrange que celui-ci ne pouvait que regorger), un rituel auquel se référait l’expression Passer la Douane.
Mais cette femme l’a repéré.
Pouvait-elle l’empêcher de Passer la Douane ? Roland estima que la réponse était probablement affirmative. Et ensuite ? La détention, bien sûr. Et si son hôte moisissait au fond d’une cellule, il n’était plus question de trouver ce médicament dont son organisme infecté avait besoin.
Il lui faut Passer la Douane, se dit le Pistolero. Il le faut. Et il lui faut accompagner son frère chez ce Balazar. Ce n’est pas prévu dans leur plan et son frère ne va pas aimer ça, mais il le faut.
Parce qu’un homme qui s’occupait de drogues avait de fortes chances de connaître — ou d’être lui-même — une personne apte à guérir les maladies. Quelqu’un qui pourrait percevoir ce qui n’allait pas et réussirait… peut-être…
Oui, il lui faut Passer la Douane, se dit le Pistolero.
La réponse était si gigantesque, à ce point évidente et à sa portée, qu’il faillit ne pas la voir. Si le Passage de la Douane s’annonçait difficile pour le prisonnier, c’était bien sûr à cause de cette drogue qu’il transportait. Il devait y avoir sur les lieux de la cérémonie une sorte d’Oracle que l’on consultait lorsqu’on avait affaire à des gens suspects. Dans les autres cas, comprit Roland, le Passage était la simplicité même, comme de franchir la frontière d’un pays ami dans son propre monde. Un simple geste — purement symbolique — d’allégeance au monarque de ce royaume suffisait pour y être admis.
Bon.
Se sachant en mesure d’emporter dans son univers des objets matériels appartenant à celui du prisonnier — le petit pain au thon l’avait prouvé —, il allait faire de même avec les sacs de drogue. Le prisonnier Passerait la Douane. Après quoi, Roland lui rendrait les sacs.
Mais le pourras-tu ?
Ah, question assez troublante pour lui faire oublier le spectacle de toute cette eau en bas : après avoir survolé ce qui semblait être un immense océan, ils venaient d’effectuer un virage en direction de la côte, et avec régularité, maintenant, les flots se rapprochaient. La diligence du ciel descendait (et au regard superficiel d’Eddie, pour lequel ce spectacle était des plus ordinaire, se superposait celui du Pistolero, fasciné comme un enfant devant sa première neige). Oui, il pouvait emporter des choses de ce monde. Mais les rapporter ? Voilà qui restait à prouver.
Il plongea la main dans la poche du prisonnier, referma les doigts sur une pièce de monnaie.
Puis il refranchit la porte.
Les oiseaux s’envolèrent quand il se redressa. Cette fois, ils étaient prudemment restés à quelque distance. Il avait mal, se sentait vaseux, fiévreux… et néanmoins bien plus revigoré qu’il n’aurait pu s’y attendre après l’ingestion d’une aussi faible quantité de nourriture.
Il ouvrit la main et regarda la pièce qu’on aurait prise pour de l’argent si des reflets rougeâtres sur la tranche n’avaient trahi quelque métal plus vil. Elle était frappée au profil d’un homme dont les traits respiraient noblesse, courage et persévérance mais dont la coiffure, à la fois bouclée au-dessus de l’oreille et serrée en queue sur la nuque, suggérait un rien de coquetterie. Roland la retourna et, sur l’autre face, vit quelque chose qui lui arracha un cri étranglé.
Un aigle, le blason qui avait orné sa propre bannière dans ce passé déjà bien estompé où il y avait encore eu des royaumes et des bannières pour en être le symbole.
Le temps presse. Retourne là-bas. Vite.
Mais il s’attarda encore un moment : réfléchir dans cette tête présentait certaines difficultés — car si l’esprit du prisonnier était loin d’être clair, son crâne, temporairement du moins, offrait un cadre plus propice à la pensée que celui du Pistolero.
Essayer de transporter la pièce dans les deux sens ne constituait qu’une moitié de l’expérience, non ?
Il prit une cartouche dans l’un des ceinturons et la serra contre la pièce au creux de sa paume. Puis, une fois de plus, il franchit la porte.
La pièce du prisonnier était toujours là dans le double écrin de sa main et de sa poche. Roland n’eut pas à passer au premier plan pour vérifier ce qu’il en était de la cartouche : il savait qu’elle n’avait pas fait le voyage.
Il n’en bondit pas moins à l’avant, brièvement parce qu’il lui fallait savoir quelque chose, voir quelque chose.
Aussi se retourna-t-il, comme pour rectifier la position du truc en papier qui garnissait le dossier de son siège (par tous les dieux qui avaient eu quelque existence, il y avait du papier partout dans ce monde !) et jeta un coup d’œil par la porte. Il vit son corps, de nouveau affalé à terre, mais avec un filet de sang frais qui coulait à présent d’une coupure à la joue — sans doute venait-il de se l’entailler sur un caillou.