La soldate l’a d’abord pris pour un voleur ou pour un fou. Il a dû — ou peut-être est-ce moi… oui, c’est plus probable — faire quelque chose qui a éveillé ses soupçons. Ensuite, elle a changé d’avis. Puis l’autre femme l’a ramenée sur sa première impression… sauf que maintenant, à mon sens, elles savent précisément ce qui cloche. Oui, elles ont compris qu’il va tenter de profaner le rituel.
Et ce fut alors que, dans un éclair, il mesura toute l’ampleur du problème. Primo, le transfert des sacs dans son monde n’allait pas être aussi simple que celui de la pièce : celle-ci n’adhérait pas au corps du prisonnier, maintenue par cette lanière collante dont le jeune homme s’était entouré le torse pour se plaquer les sacs sur la peau. Et il y avait un secundo : son hôte n’avait pas remarqué la disparition temporaire d’une pièce parmi d’autres, mais quand il se rendrait compte que ce pour quoi il risquait sa vie s’était envolé, il allait à coup sûr se poser des questions.
Il était plus qu’envisageable qu’il se mît à agir de manière insensée, avec pour effet de l’expédier au fond d’une cellule aussi promptement que s’il avait été pris en flagrant délit de profanation. Le choc promettait d’être assez grave : de cette pure et simple disparition des sacs il allait probablement déduire qu’il venait de verser dans la démence.
La diligence du ciel — simple charrette à présent qu’elle roulait sur le sol — se traîna dans un virage à gauche. Roland prit conscience de ne pouvoir s’offrir le luxe de pousser plus loin ses réflexions. Il lui fallait dépasser ce stade d’observateur à l’avant-plan. Il devait entrer en contact avec Eddie Dean.
Immédiatement.
Eddie rangea sa carte de déclaration en douane et son passeport à portée de main dans la poche de sa chemise. Le fil d’acier s’enroulait régulièrement autour de ses tripes, mordant de plus en plus profond, jusqu’à faire grésiller ses nerfs d’étincelles. Et soudain, dans sa tête, une voix parla.
Pas une pensée, une voix.
Écoute-moi, l’ami. Écoute-moi bien. Et si tu ne veux pas que ça tourne à la catastrophe, tâche de rien laisser paraître qui pourrait accroître les soupçons des deux soldâtes. Elles n’en ont déjà que trop.
Eddie commença par se dire qu’il avait oublié d’enlever le casque fourni par la compagnie et qu’il y recevait par erreur quelque message venu du poste de pilotage. Puis il se rappela qu’une hôtesse était passée ramasser les écouteurs cinq minutes auparavant.
Sa deuxième explication fut qu’il y avait quelqu’un debout à côté de lui en train de parler. Il faillit tourner brusquement la tête mais se retint : c’était absurde. La simple vérité, qu’elle lui plût ou non, était que cette voix résonnait à l’intérieur de son crâne.
Mais peut-être s’agissait-il effectivement d’une interférence d’ondes AM, FM ou VHF captées par les plombages de ses molaires. Il avait entendu dire que de telles…
Tiens-toi droit, larve ! Ces femmes sont déjà assez méfiantes sans que tu aies par-dessus le marché l’air d’un vrai dingue.
Eddie se redressa d’un bloc comme s’il venait d’être frappé. Ce n’était pas la voix de Henry, mais il y avait perçu une étonnante ressemblance avec celle de son frère, du temps où ils n’étaient que deux gosses grandissant au pied des logements sociaux de la Cité. Deux garçons avec huit ans d’écart et dont la sœur — après avoir tenu la moyenne entre eux — n’avait désormais place que dans leurs souvenirs. Selina s’était fait écraser alors qu’Eddie avait deux ans et Henry dix. Ce ton âpre, péremptoire, explosait chaque fois que le grand frère voyait son cadet faire quelque chose susceptible de mal se terminer et de le faire se retrouver au fond d’une caisse en sapin bien avant l’heure… comme Selina.
Mais, bordel de merde, qu’est-ce qui se passe ?
D’abord, dis-toi bien que tu n’entends pas des voix, répondit la voix dans sa tête. Définitivement pas celle d’Henry : plus âgée, plus sèche… plus forte. Mais très proche quand même de celle de son grand frère… Impossible de ne pas l’écouter. Tu n’es pas en train de devenir fou. Je suis une autre personne.
C’est de la télépathie ?
Eddie était vaguement conscient de conserver un visage totalement inexpressif. Il se dit que, vu les circonstances, cela aurait pu lui valoir l’Oscar du meilleur acteur. Il jeta un coup d’œil par le hublot et vit que l’avion se rapprochait du corps de bâtiments réservé à la compagnie Delta.
Je ne connais pas ce mot. Mais ce que je sais, c’est que les deux soldâtes sont au courant de ce que tu as sur toi…
Il y eut un temps d’arrêt. Une sensation — étrange, inexprimable — de doigts immatériels compulsant son cerveau comme s’il était un fichier vivant.
… de l’héroïne ou de la cocaïne. Impossible de préciser, sinon… oui, sinon que ce doit être de la cocaïne parce que tu n’en prends pas, tu ne fais qu’en transporter pour payer ce que tu consommes.
— Quelles soldâtes ? marmonna Eddie entre ses dents sans s’apercevoir qu’il parlait tout haut. Qu’est-ce que vous êtes en train de me raconter comme co…
De nouveau cette impression de recevoir une gifle… si nette qu’il en garda des tintements dans les oreilles.
Tu vas la fermer, connard !
Ouais, ouais, OK !
Et encore une fois ces doigts qui farfouillaient.
Les cantinières, reprit la voix de l’autre. Tu vois ce que je veux dire ? Je n’ai pas le temps d’étudier tes pensées en détail, prisonnier.
— Qu’est-ce qui vous… commença Eddie, puis il se tut. Pourquoi vous m’appelez comme ça ?
Laisse tomber. Tu m’écoutes, c’est tout. On n’a vraiment pas le temps. Ces cantinières ont tout compris. Elles savent que tu as cette cocaïne.
Ridicule ! Comment pourraient-elles le savoir ?
J’ignore comment elles en ont eu connaissance, et d’ailleurs, peu importe. L’une d’elles est allée le dire aux cochers. Les cochers vont le répéter aux prêtres qui président à cette cérémonie : le Passage de la Douane…
La langue dans laquelle s’exprimait la voix tenait du mystère avec ses termes si décalés qu’ils en étaient presque charmants… mais le sens qu’ils véhiculaient n’en était pas moins net, massif et clair. Même si rien ne transparut sur ses traits, Eddie sentit ses dents se verrouiller dans un claquement douloureux et filtrer une petite inspiration brûlante.
La voix lui disait qu’il avait perdu la partie. Il était encore dans l’avion et il avait déjà perdu la partie.
Mais non, ce n’était pas vrai. Ça ne pouvait pas être vrai. C’était juste dans sa tête, un petit numéro de paranoïa qu’il se jouait in extremis. Suffisait de ne pas y faire attention. Voilà, il n’allait pas y faire attention et ça pass…
Tu vas y faire attention, sinon tu iras en prison et moi je mourrai ! rugit la voix.