Eddie, qui ne se savait nulle intention de parler — ni rien à dire — s’entendit néanmoins demander :
— Vous êtes un fantôme ?
— Non, pas encore, croassa l’homme aux pistolets. Allez, vite. L’herbe du diable. La cocaïne. Enlève ta chemise.
— Votre bras…
Eddie venait de découvrir sur le bras droit de cet homme — lequel lui semblait appartenir à cette extravagante espèce de pistolero qui ne se rencontre que dans les westerns spaghetti — un réseau de sinistres lignes écarlates. Il en connaissait le sens. Elles étaient le symptôme d’un empoisonnement du sang. Elles disaient que le diable ne se contentait pas de vous courir au cul, qu’il remontait déjà les égouts vers vos pompes centrales.
— Ne t’occupe pas de mon putain de bras ! claqua la voix du spectral personnage. Retire ta chemise et débarrasse-toi de ce qu’il y a dessous.
Eddie entendait les vagues, avait dans les oreilles le sifflement esseulé d’un vent ignorant tout obstacle. Il voyait ce fou à l’agonie et rien d’autre, autour, qu’un décor désolé. Tout en continuant de percevoir derrière lui le murmure des passagers quittant l’appareil, tandis que les coups sourds, réguliers se fracassaient toujours contre la porte des toilettes.
— M. Dean ! (Cette voix… elle vient d’un autre monde, se dit-il, n’en doutant pas vraiment, tentant seulement de se l’enfoncer dans le crâne comme si c’était un clou à planter dans une bille d’acajou.) Il faut absolument que vous…
— Laisse tomber, tu verras ça plus tard, grinça le Pistolero. Tu ne comprends donc pas qu’ici je suis obligé de parler. Que ça fait mal ! Et puis qu’il n’y a pas de temps à perdre, espèce de crétin.
Il y avait des gens qu’Eddie aurait tués sur place pour l’avoir insulté de cette manière… Mais il avait dans l’idée que tuer cet homme présentait quelques difficultés, même si son état semblait appeler cet acte comme un service à lui rendre.
Il ne lisait pourtant que sincérité dans ces yeux bleus : toute question se dissolvant, s’annulant sous leur regard intense.
Il commença de déboutonner sa chemise. Sa première impulsion avait été de l’arracher, comme Clark Kent/Superman quand Lois Lane est attachée en travers des rails ou quelque chose de la même veine, mais ce genre d’agissement ne valait rien dans la vie de tous les jours : on se retrouvait avec des boutons dont, tôt ou tard, il fallait expliquer l’absence. Il les fit donc glisser un par un hors des boutonnières alors que, dans son dos, le tambourinement s’obstinait.
Puis il la retira, révélant les bandes de sparadrap qui bardaient son torse et lui donnaient l’aspect d’un type qu’on soigne pour des côtes salement fracturées.
Il jeta un coup d’œil derrière lui et vit une porte béante… dont le battant avait creusé une forme en éventail dans le sable gris de la plage quand quelqu’un — le mourant sans doute — l’avait poussé. Au-delà, il reconnaissait les toilettes de l’avion, le lavabo, la glace… et le visage qui s’y reflétait, son visage, ses cheveux noirs qui lui tombaient sur le front au-dessus de ses yeux noisette. À l’arrière-plan, il voyait le Pistolero, la grève à l’infini et des oiseaux de mer qui piaillaient en se disputant Dieu sait quoi.
Il palpa les épaisseurs de sparadrap, se demandant par où commencer, comment trouver un bout sur lequel tirer, se sentant alors envahi par une forme hébétée de désespoir. Ce que doit éprouver le cerf ou le lapin qui, traversant une route de campagne et parvenu au beau milieu, ne tourne la tête que pour être cloué par l’éblouissement des phares qui se ruent sur lui.
Enrouler la bande avait pris vingt minutes à William Wilson, l’homme dont Edgar Poe avait immortalisé le nom. Il allait s’en écouler cinq — sept au mieux — avant qu’ils ne se décident à forcer la porte des toilettes.
— Impossible de retirer cette saleté, dit-il à l’homme qui chancelait en face de lui. Je ne sais ni qui vous êtes ni où je suis, mais je peux vous dire que ce sera bien trop long pour le temps dont nous disposons.
Deere, le copilote, suggéra au commandant McDonald de renoncer à tambouriner à la porte quand son supérieur, devant l’absence de réponse du 3A, entreprit d’exprimer ainsi sa frustration.
— Où voulez-vous qu’il aille ? demanda-t-il. Que peut-il faire ? Sauter dans la cuvette et tirer la chasse ? Il est beaucoup trop gros.
— Mais s’il passe de la… commença McDonald.
Deere — qui, pour sa part, se permettait un usage plus qu’occasionnel de la cocaïne — l’interrompit :
— S’il en passe, c’est un bon paquet. Il ne pourra pas s’en débarrasser comme ça.
— On n’a qu’à couper l’eau, fit le commandant.
— C’est déjà fait, rétorqua le copilote (qui, à l’occasion, se permettait également d’outrepasser ses fonctions). Mais je ne crois pas que ça change grand-chose. On peut dissoudre ce qui va dans les cuves, mais il est impossible de faire que ça n’y soit pas. (Ils étaient agglutinés contre la porte des toilettes — nargués par l’éclat du mot OCCUPÉ dans son petit rectangle — et chuchotaient presque.) Les types de la DEA vont vider la cuvette, prélever un échantillon, l’analyser… et le gars sera coincé.
— Il pourra soutenir qu’un autre est passé avant lui pour s’en débarrasser, fit remarquer McDonald dont la voix se teintait de nervosité.
Il n’avait pas envie d’épiloguer sur la situation, il voulait y répondre, brûlait d’agir, tout en restant intensément conscient que le troupeau de voyageurs n’avait pas encore évacué l’appareil et que bon nombre coulaient des regards plus que simplement curieux vers cet anormal congrès de l’équipage à proximité des toilettes. Pour sa part, ledit équipage était intensément conscient qu’une action — mettons par trop manifeste — risquait de réveiller le terroriste tapi de nos jours au fond de chaque passager. McDonald savait que son navigateur et son mécanicien de bord étaient dans le vrai, que la came avait de fortes chances de rester dans ses sacs en plastique marqués des empreintes du connard, mais il n’en sentait pas moins les sirènes d’alarme se déclencher en lui. Quelque chose clochait dans toute cette histoire. Quelque chose ne cessait de lui répéter : Vite ! Vite ! comme si le 3A était un joueur professionnel aux manches farcies d’as et sur le point de les abattre.
— En tout cas, il n’essaie pas de tirer la chasse, intervint l’une des hôtesses, Suzy Douglas. Même pas d’ouvrir les robinets du lavabo. On les entendrait pomper l’air s’il le faisait. J’entends bien quelque chose mais…
— Vous pouvez descendre, lui intima sèchement McDonald avant de reporter son regard sur Jane Dorning. Vous aussi. On va prendre les choses en main.
Alors que Jane, les joues en feu, s’apprêtait à obéir, Suzy dit tranquillement :
— C’est Jane qui l’a repéré, et puis c’est moi qui ai vu les grosseurs sous sa chemise. Aussi allons-nous rester, je crois, commandant McDonald. Si vous voulez nous coller un rapport pour insubordination, libre à vous. Mais je tiens à vous rappeler le risque de saboter le travail de la DEA sur ce qui pourrait être un énorme coup de filet.
Leurs yeux se verrouillèrent dans des gerbes d’étincelles.
— Ce doit être au moins le soixante-dixième voyage que je fais avec vous, Mac, reprit Suzy. Ce que j’en dis, c’est par amitié.
Le commandant la regarda encore un moment puis hocha la tête.
— Bon, vous pouvez rester… à condition de vous reculer l’une et l’autre.
Il se dressa sur la pointe des pieds pour regarder où en étaient les passagers. Les derniers franchissaient la séparation entre classe touriste et classe affaires. Deux minutes encore, trois peut-être.