— Cinquante.
Le regard que le vendeur posait sur le Pistolero se teinta d’un net soupçon. Si ce type avait l’intention d’acheter des balles, il devait être au courant qu’il allait avoir à montrer un permis de port d’arme avec photo d’identité. Pas de munitions pour arme de poing sans présentation d’une pièce officielle en bonne et due forme, telle était la loi dans ce quartier de Manhattan. Or, s’il avait cette autorisation, comment pouvait-il être à ce point ignorant sur le conditionnement classique des cartouches ?
— Cinquante !
Et voilà que le mec le regardait, la bouche pendante. Sûr, il avait affaire à un timbré.
Il se décala légèrement sur la gauche, se rapprochant de la caisse enregistreuse… se rapprochant aussi, sans qu’il fallût vraiment y voir une coïncidence, du Magnum 357 chargé qui reposait en permanence dans son râtelier sous le comptoir.
— Cinquante ! répéta le Pistolero.
Il s’était attendu à cinq, à dix, aurait peut-être été jusqu’à douze, mais tant… tant que ça…
Qu’est-ce que tu as sur toi comme argent ? s’enquit-il auprès de la Mortcyclopédie qui dit n’en rien savoir… enfin, pas avec précision, estimant toutefois que son portefeuille ne contenait pas moins de soixante tickets.
— Et combien coûte une boîte ?
L’autre allait lui annoncer un chiffre supérieur à soixante, supposa Roland, mais peut-être arriverait-il à le convaincre de lui vendre des cartouches au détail, ou encore…
— Dix-sept dollars cinquante, répondit le vendeur. Mais auparavant, monsieur…
Jack Mort était comptable, et il n’y eut cette fois aucun délai d’attente : conversion et réponse franchirent ensemble la ligne d’arrivée.
— Trois, fit le Pistolero. Trois boîtes.
Cent cinquante cartouches ! Dieu du ciel ! Quelle corne d’abondance insensée que ce monde !
Le vendeur n’avait pas l’air de vouloir bouger.
— Vous n’en avez pas autant ?
Roland n’était pas vraiment surpris : ç’avait été un beau rêve.
— Oh si, j’ai tout ce qu’il faut en Winchester 45. (Le vendeur fit un deuxième pas sur la gauche, un deuxième pas qui le rapprocha encore un peu de la caisse et du Magnum. Si ce type était un dingue — hypothèse qu’il s’attendait à voir confirmée d’une seconde à l’autre —, il allait bientôt s’agir d’un dingue avec un gros trou quelque part au milieu du corps.) Sûr que j’en ai, des balles de .45. Mais ce que j’aimerais savoir, monsieur, c’est si vous, vous avez votre carte.
— Quelle carte ?
— Un permis de port d’arme avec votre photo dessus. Je n’ai le droit de vous vendre des munitions pour arme de poing que sur présentation de cette pièce. Maintenant, si vous n’en avez pas, il vous reste la solution de monter acheter vos cartouches à Westchester.
Le Pistolero posa sur le vendeur un regard vide. Il n’avait rien compris. Sa Mortcyclopédie avait bien une vague idée de ce à quoi l’homme faisait allusion, mais trop vague justement pour qu’on pût s’y fier. Mort n’avait jamais eu d’arme. Il s’était toujours débrouillé pour faire son sale boulot autrement.
Le vendeur fit un nouveau pas sur la gauche sans détacher les yeux de son client. Il est armé, se dit Roland. Il s’attend à ce que je fasse une connerie… ou il veut que j’en fasse une. Histoire d’avoir un prétexte pour me tuer.
Improviser.
Il repensa aux pistoleros un peu plus bas sur la rue dans leur voiture blanc et bleu. Des gardiens de la paix, des hommes chargés de faire obstacle aux modifications du monde. Mais le bref regard qu’il leur avait jeté au passage ne lui avait pas révélé des êtres moins mous, moins dénués de vigilance que tout autre en ce monde de lotophages, rien que deux types en uniforme avachis dans leur véhicule à siroter du café. Il pouvait les avoir jugés trop vite, espérait toutefois pour eux ne s’être pas trompé.
— Ah oui, bien sûr, fit Roland, et il imprima un sourire d’excuse sur les traits de Jack Mort. Désolé. Je crois n’avoir pas mesuré combien le monde a changé depuis la dernière fois où j’ai eu un pistolet à moi.
— Il n’y a pas de mal, lui fut-il répondu, mais le vendeur ne se détendit qu’un peu.
Peut-être ce type était-il normal, après tout ; mais peut-être ne faisait-il que donner le change.
— Est-ce que je pourrais voir ce kit de nettoyage ? demanda le Pistolero, la main tendue vers une étagère derrière l’homme.
— Bien sûr.
L’autre se retourna pour prendre le coffret, et le Pistolero fit sauter le petit bissac de la poche intérieure de Jack Mort. Le fit avec la même dextérité qu’il dégainait. Le vendeur ne lui tourna pas le dos plus de trois secondes, et quand il lui refit face, le portefeuille était par terre.
— Une merveille, disait maintenant le vendeur, ayant opté pour la normalité du type. (Ouais, il savait la touche qu’on peut avoir quand on passe pour un connard total aux yeux des autres. Ça lui était arrivé assez souvent lors de son passage par les Marines.) Et pas besoin d’un foutu permis pour acheter ce genre d’article. C’est-y pas beau la liberté !
— Sûr, approuva gravement le Pistolero qui prétendit s’absorber dans l’examen du kit de nettoyage même s’il n’avait pas eu plus d’un coup d’œil à lui accorder pour s’apercevoir que c’était de la camelote dans un emballage tape-à-l’œil, mais camelote itou.
Ce faisant, il repoussa du pied le portefeuille de Mort jusque sous le comptoir.
Au bout d’un moment, il mit un terme à sa curiosité feinte sur un médiocre numéro de regret :
— Je crains d’avoir à m’abstenir.
— Comme vous voudrez, fit le vendeur, perdant brusquement tout intérêt pour ce type qui n’était ni fou ni même acheteur potentiel, et avec qui, par conséquent, toute relation n’avait plus de raison d’être. Autre chose ? articulèrent ses lèvres alors que ses yeux disaient au costard bleu de débarrasser le plancher.
— Non, ce sera tout. Merci.
Le Pistolero sortit sans un regard en arrière. Le portefeuille de Mort était à l’abri des regards sous le comptoir. Roland venait lui aussi d’installer un pot de miel.
Leur café terminé, les agents Cari Delevan et George O’Mearah s’apprêtaient à transporter ailleurs leurs pénates quand l’homme au complet bleu sortit de chez Clements — que les deux flics pensaient être une poire à poudre (argot de police pour désigner une armurerie ayant pignon sur rue mais comptant parmi ses clients des truands indépendants dotés de papiers en règle et ne dédaignant pas non plus, éventuellement pour de grosses commandes, de traiter avec la Mafia) — et marcha droit sur leur voiture.
Arrivé à sa hauteur, il se pencha du côté passager et son regard se posa sur O’Mearah, lequel s’attendit à une voix haut perchée, peut-être avec ce zézaiement qu’il avait imité tout à l’heure pour sa vanne des menottes mauves… bref, à une voix de pédé. Au commerce des armes, Clements ajoutait avec profit celui des menottes. Elles étaient en vente libre à Manhattan, et leurs acheteurs n’avaient généralement rien des émules de Houdini (ce qui déplaisait souverainement aux flics, mais depuis quand l’avis des flics changeait-il quoi que ce soit ?). Les acheteurs, donc, étaient des homosexuels avec de vagues tendances sadomasos. L’homme, toutefois, ne semblait pas en être : il s’exprimait d’une voix posée, sans intonation particulière, polie mais comme morte.
— Le tenancier de ce magasin m’a pris mon portefeuille.
— Qui ?
O’Mearah s’était redressé d’un bond. Voilà un an et six mois qu’ils essayaient de pincer Justin Clements. Si la chose était possible, elle leur donnerait peut-être une chance de troquer leur uniforme bleu contre une plaque d’inspecteur. Encore une fois, la désillusion n’allait sans doute pas manquer à l’appel — c’était trop beau pour être vrai — mais quand même…