— Le négociant. Le… (pause infime)… vendeur.
O’Mearah et Cari Delevan échangèrent un regard.
— Des cheveux noirs ? demanda Delevan. Plutôt rondouillard ?
De nouveau la plus brève des pauses.
— Oui. Et des yeux marron. Une petite cicatrice sous l’un d’eux.
Il y avait quelque chose de bizarre chez ce type… Sur le moment, O’Mearah n’arriva pas à mettre le doigt dessus, mais ça devait lui apparaître beaucoup plus tard, à une époque où il n’aurait plus grand-chose d’autre à quoi penser. Et certainement plus l’occasion d’accrocher au revers de son veston la plaque dorée des inspecteurs. Que Delevan et lui fussent restés dans la police avait déjà tenu du miracle.
Mais, des années après, il y avait eu cette brève épiphanie mise à profit pour emmener ses deux gosses au musée de la Science à Boston. Ils y avaient vu une machine — un ordinateur — qui jouait au morpion, et vous baisait à tous les coups pour peu que vous n’ayez pas fait d’entrée votre croix dans la case du milieu. Il lui fallait toutefois, et systématiquement, marquer une pause pour consulter ses banques de données, faire l’inventaire des mouvements possibles. Il en était resté fasciné comme ses gosses mais sans pouvoir se défendre d’un certain malaise… puis Costard Bleu lui était revenu en mémoire. Il s’en était souvenu parce que Costard Bleu avait eu la même putain d’attitude. Lui parler avait été comme de parler à un robot.
Delevan n’avait jamais ressenti pareille impression mais, neuf ans plus tard, alors qu’un soir il avait emmené son propre fils au cinéma (le gamin avait dix-huit ans et entrait à l’université), Delevan devait brusquement se lever après une demi-heure de film et beugler : « C’est lui ! Lui ! Le type dans son putain de costard bleu ! Le type qui ressortait de chez Cle… »
Quelqu’un allait lui gueuler : « Assis, là devant ! », mais n’eut pas à se donner cette peine ; il n’en serait pas même au « là » que Delevan, avec ses trente-cinq kilos de trop et toutes les cigarettes qu’il s’était fumées, serait déjà tombé raide mort, terrassé par une crise cardiaque. Entre l’homme en bleu qui les avait abordés ce jour-là dans leur voiture pour leur parler de son portefeuille et la vedette du film, pas de ressemblance, mais le même débit mort des mots, la même grâce implacable des mouvements.
Ce film, bien sûr, avait pour titre Terminator.
Les deux flics échangèrent un regard. Costard Bleu ne parlait pas de Clements mais d’un gibier presque aussi bon : Johnny Holden, dit Gras Double, beau-frère de Clements. Cela dit, une couillonnade monstre comme chouraver le portefeuille d’un pékin serait…
… serait tout à fait dans la ligne de c’pauv’type, acheva O’Mearah, et il lui fallut porter la main à sa bouche pour dissimuler un sourire momentanément irrépressible.
— Vaudrait peut-être mieux nous expliquer exactement ce qui s’est passé, fit Delevan. Commencer par nous dire votre nom, par exemple.
Encore une fois, la réponse de l’homme fit un drôle d’effet à O’Mearah. Dans cette ville où on avait parfois l’impression que les trois quarts des gens prenaient « Va te faire foutre », pour un synonyme de « Bonne journée », il s’était attendu à ce que le type lâche un truc du genre : « Hé, les mecs, je vous rappelle que cette ordure a fauché mon portefeuille. Vous comptez faire quelque chose pour que je le récupère, ou allons-nous continuer à jouer au Jeu des Vingt Questions ? »
Mais il y avait le costume de bonne coupe et les ongles soigneusement manucurés, bref, la touche d’un type probablement rompu au merdier bureaucratique. En fait, George O’Mearah ne s’y attarda guère. La perspective de coincer Gras Double et de s’en servir pour faire tomber Arnold et Justin Clements le faisait saliver. Le temps d’une vertigineuse incursion dans un avenir glorieux, il se vit même utiliser Holden pour atteindre par-delà les Clements quelque très gros bonnet… Balazar, par exemple, ou cet autre Rital à défaut, Ginelli. Ouais, pas mal, pas mal du tout.
— Je m’appelle Jack Mort, dit l’homme.
Delevan avait sorti de sa poche un bloc passablement enclin à s’ouvrir en éventail.
— Adresse ?
Légère pause. Une machine, pensa de nouveau O’Mearah à la frontière de sa conscience. Un temps de silence suivi d’un clic presque audible.
— 409, Park Avenue South.
Delevan coucha l’adresse sur le papier.
— Numéro de Sécurité sociale ?
Nouvelle pause, puis Mort énonça les chiffres.
— Comprenez que ces éléments d’identité sont indispensables. Si ce type vous a effectivement pris votre portefeuille, ça sera chouette que je puisse détailler un peu son contenu avant de le récupérer. Vous comprenez ?
— Oui. (Une note d’impatience venait de percer dans la voix de Costard Bleu, rassurant O’Mearah de quelque manière.) Simplement que ça ne se prolonge pas outre mesure. Le temps passe et…
— On ne sait jamais. Oui, je pige.
— C’est ça, on ne sait jamais, approuva l’homme au trois-pièces bleu.
— Vous avez une photo particulière dans votre portefeuille ?
Pause, puis :
— Oui, de ma mère devant l’Empire State Building. Il y a écrit au dos : « Une journée fantastique, une vue merveilleuse. Ta maman qui t’aime. »
Delevan coucha la dernière tartine d’un stylo rageur puis claqua son bloc aussi violemment que le permettait le coussinet des feuillets épaissis.
— Bon. Je crois que ça ira. La dernière chose qu’on vous demandera, tout à l’heure, si on récupère votre bien, c’est un exemplaire de votre signature pour comparer avec celles de vos permis de conduire, cartes de crédit et le saint-frusquin. OK ?
Roland acquiesça, néanmoins conscient que s’il avait toute latitude pour puiser dans le réservoir des souvenirs et connaissances de Jack Mort, il n’avait pas la moindre chance d’en reproduire la signature sans la participation active d’un Mort pour l’heure évanoui.
— Dites-nous ce qui s’est passé.
— Je suis entré acheter des balles pour mon frère. Il a un revolver, un Winchester 45. Cet homme m’a demandé si j’avais un permis de port d’arme. Je lui ai dit que oui, et il a voulu le voir.
Pause.
— J’ai sorti mon portefeuille pour lui montrer ce qu’il demandait, mais quand je l’ai ouvert, il a dû voir qu’il y avait là une quantité appréciable de… (pause infime)… billets de vingt. Il faut vous dire que je suis expert-comptable et que j’ai un client, un nommé Dorfman, qui vient de gagner son procès contre le fisc et d’obtenir la restitution d’un… (pause)… trop-perçu. Ça n’allait pas très loin, huit cents dollars, mais ce type, Dorfman, est…
(pause)… le plus gros nœud qu’on ait jamais eu sur les bras. (Pause.) Excusez l’image.
O’Mearah se repassa dans la tête la dernière phrase de l’homme et comprit soudain. Le plus gros nœud qu’on ait jamais eu sur les bras. Pas mal. Il éclata de rire. Tout ce qui allait déclencher la comparaison a posteriori avec un robot ou un ordinateur jouant au morpion lui sortit de la tête. Ce type était simplement hors de lui et tentait de cacher sa colère sous un humour froid.