Il traversa la cour, monta les deux étages d’Athos et frappa à la porte à tout rompre.
Grimaud vint ouvrir les yeux bouffis de sommeil. D’Artagnan s’élança avec tant de force dans l’antichambre qu’il faillit le culbuter en entrant.
Malgré le mutisme habituel du pauvre garçon, cette fois la parole lui revint.
«Hé, là, là! s’écria-t-il, que voulez-vous, coureuse? que demandez-vous, drôlesse?»
D’Artagnan releva ses coiffes et dégagea ses mains de dessous son mantelet; à la vue de ses moustaches et de son épée nue, le pauvre diable s’aperçut qu’il avait affaire à un homme.
Il crut alors que c’était quelque assassin.
«Au secours! à l’aide! au secours! s’écria-t-il.
– Tais-toi, malheureux! dit le jeune homme, je suis d’Artagnan, ne me reconnais-tu pas? Où est ton maître?
– Vous, monsieur d’Artagnan! s’écria Grimaud épouvanté. Impossible.
– Grimaud, dit Athos sortant de son appartement en robe de chambre, je crois que vous vous permettez de parler.
– Ah! monsieur! c’est que…
– Silence.»
Grimaud se contenta de montrer du doigt d’Artagnan à son maître.
Athos reconnut son camarade, et, tout flegmatique qu’il était, il partit d’un éclat de rire que motivait bien la mascarade étrange qu’il avait sous les yeux: coiffes de travers, jupes tombantes sur les souliers; manches retroussées et moustaches raides d’émotion.
«Ne riez pas, mon ami, s’écria d’Artagnan; de par le Ciel ne riez pas, car, sur mon âme, je vous le dis, il n’y a point de quoi rire.»
Et il prononça ces mots d’un air si solennel et avec une épouvante si vraie qu’Athos lui prit aussitôt les mains en s’écriant:
«Seriez-vous blessé, mon ami? vous êtes bien pâle!
– Non, mais il vient de m’arriver un terrible événement. Êtes-vous seul, Athos?
– Pardieu! qui voulez-vous donc qui soit chez moi à cette heure?
– Bien, bien.»
Et d’Artagnan se précipita dans la chambre d’Athos.
«Hé, parlez! dit celui-ci en refermant la porte et en poussant les verrous pour n’être pas dérangés. Le roi est-il mort? avez-vous tué M. le cardinal? vous êtes tout renversé; voyons, voyons, dites, car je meurs véritablement d’inquiétude.
– Athos, dit d’Artagnan se débarrassant de ses vêtements de femme et apparaissant en chemise, préparez-vous à entendre une histoire incroyable, inouïe.
– Prenez d’abord cette robe de chambre», dit le mousquetaire à son ami.
D’Artagnan passa la robe de chambre, prenant une manche pour une autre tant il était encore ému.
«Eh bien? dit Athos.
– Eh bien, répondit d’Artagnan en se courbant vers l’oreille d’Athos et en baissant la voix, Milady est marquée d’une fleur de lis à l’épaule.
– Ah! cria le mousquetaire comme s’il eût reçu une balle dans le cœur.
– Voyons, dit d’Artagnan, êtes-vous sûr que l’autre soit bien morte?
– L’autre? dit Athos d’une voix si sourde, qu’à peine si d’Artagnan l’entendit.
– Oui, celle dont vous m’avez parlé un jour à Amiens.»
Athos poussa un gémissement et laissa tomber sa tête dans ses mains.
«Celle-ci, continua d’Artagnan, est une femme de vingt-six à vingt-huit ans.
– Blonde, dit Athos, n’est-ce pas?
– Oui.
– Des yeux clairs, d’une clarté étrange, avec des cils et sourcils noirs?
– Oui.
– Grande, bien faite? Il lui manque une dent près de l’œillère gauche.
– Oui.
– La fleur de lis est petite, rousse de couleur et comme effacée par les couches de pâte qu’on y applique.
– Oui.
– Cependant vous dites qu’elle est anglaise!
– On l’appelle Milady, mais elle peut être française. Malgré cela, Lord de Winter n’est que son beau-frère.
– Je veux la voir, d’Artagnan.
– Prenez garde, Athos, prenez garde; vous avez voulu la tuer, elle est femme à vous rendre la pareille et à ne pas vous manquer.
– Elle n’osera rien dire, car ce serait se dénoncer elle-même.
– Elle est capable de tout! L’avez-vous jamais vue furieuse?
– Non, dit Athos.
– Une tigresse, une panthère! Ah! mon cher Athos! j’ai bien peur d’avoir attiré sur nous deux une vengeance terrible!»
D’Artagnan raconta tout alors: la colère insensée de Milady et ses menaces de mort.
«Vous avez raison, et, sur mon âme, je donnerais ma vie pour un cheveu, dit Athos. Heureusement, c’est après-demain que nous quittons Paris; nous allons, selon toute probabilité, à La Rochelle, et une fois partis…
– Elle vous suivra jusqu’au bout du monde, Athos, si elle vous reconnaît; laissez donc sa haine s’exercer sur moi seul.
– Ah! mon cher! que m’importe qu’elle me tue! dit Athos; est-ce que par hasard vous croyez que je tiens à la vie?
– Il y a quelque horrible mystère sous tout cela, Athos! cette femme est l’espion du cardinal, j’en suis sûr!
– En ce cas, prenez garde à vous. Si le cardinal ne vous a pas dans une haute admiration pour l’affaire de Londres, il vous a en grande haine; mais comme, au bout du compte, il ne peut rien vous reprocher ostensiblement, et qu’il faut que haine se satisfasse, surtout quand c’est une haine de cardinal, prenez garde à vous! Si vous sortez, ne sortez pas seul; si vous mangez, prenez vos précautions: méfiez-vous de tout enfin, même de votre ombre.
– Heureusement, dit d’Artagnan, qu’il s’agit seulement d’aller jusqu’à après-demain soir sans encombre, car une fois à l’armée nous n’aurons plus, je l’espère, que des hommes à craindre.
– En attendant, dit Athos, je renonce à mes projets de réclusion, et je vais partout avec vous: il faut que vous retourniez rue des Fossoyeurs, je vous accompagne.
– Mais si près que ce soit d’ici, reprit d’Artagnan, je ne puis y retourner comme cela.
– C’est juste», dit Athos. Et il tira la sonnette.
Grimaud entra.
Athos lui fit signe d’aller chez d’Artagnan, et d’en rapporter des habits.
Grimaud répondit par un autre signe qu’il comprenait parfaitement et partit.
«Ah çà! mais voilà qui ne nous avance pas pour l’équipement cher ami, dit Athos; car, si je ne m’abuse, vous avez laissé toute votre défroque chez Milady, qui n’aura sans doute pas l’attention de vous la retourner. Heureusement que vous avez le saphir.
– Le saphir est à vous, mon cher Athos! ne m’avez-vous pas dit que c’était une bague de famille?
– Oui, mon père l’acheta deux mille écus, à ce qu’il me dit autrefois; il faisait partie des cadeaux de noces qu’il fit à ma mère; et il est magnifique. Ma mère me le donna, et moi, fou que j’étais, plutôt que de garder cette bague comme une relique sainte, je la donnai à mon tour à cette misérable.
– Alors, mon cher, reprenez cette bague, à laquelle je comprends que vous devez tenir.
– Moi, reprendre cette bague, après qu’elle a passé par les mains de l’infâme! jamais: cette bague est souillée, d’Artagnan.
– Vendez-la donc.
– Vendre un diamant qui vient de ma mère! je vous avoue que je regarderais cela comme une profanation.
– Alors engagez-la, on vous prêtera bien dessus un millier d’écus. Avec cette somme vous serez au-dessus de vos affaires, puis, au premier argent qui vous rentrera, vous la dégagerez, et vous la reprendrez lavée de ses anciennes taches, car elle aura passé par les mains des usuriers.»
Athos sourit.
«Vous êtes un charmant compagnon, dit-il, mon cher d’Artagnan; vous relevez par votre éternelle gaieté les pauvres esprits dans l’affliction. Eh bien, oui, engageons cette bague, mais à une condition!
– Laquelle?
– C’est qu’il y aura cinq cents écus pour vous et cinq cents écus pour moi.
– Y songez-vous, Athos? je n’ai pas besoin du quart de cette somme, moi qui suis dans les gardes, et en vendant ma selle je me la procurerai. Que me faut-il? Un cheval pour Planchet, voilà tout. Puis vous oubliez que j’ai une bague aussi.