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– Écoutez, mon cher Aramis, vous ne saurez que faire de trois chevaux, n’est-ce pas? je ne comprends pas même que vous ayez acheté trois chevaux.

– Aussi, je n’en ai acheté que deux, dit Aramis.

– Le troisième vous est donc tombé du ciel?

– Non, le troisième m’a été amené ce matin même par un domestique sans livrée qui n’a pas voulu me dire à qui il appartenait et qui m’a affirmé avoir reçu l’ordre de son maître…

– Ou de sa maîtresse, interrompit d’Artagnan.

– La chose n’y fait rien, dit Aramis en rougissant… et qui m’a affirmé, dis-je, avoir reçu l’ordre de sa maîtresse de mettre ce cheval dans mon écurie sans me dire de quelle part il venait.

– Il n’y a qu’aux poètes que ces choses-là arrivent, reprit gravement Athos.

– Eh bien, en ce cas, faisons mieux, dit d’Artagnan; lequel des deux chevaux monterez-vous: celui que vous avez acheté, ou celui qu’on vous a donné?

– Celui que l’on m’a donné sans contredit; vous comprenez, d’Artagnan, que je ne puis faire cette injure…

– Au donateur inconnu, reprit d’Artagnan.

– Ou à la donatrice mystérieuse, dit Athos.

– Celui que vous avez acheté vous devient donc inutile?

– À peu près.

– Et vous l’avez choisi vous-même?

– Et avec le plus grand soin; la sûreté du cavalier, vous le savez, dépend presque toujours de son cheval!

– Eh bien, cédez-le-moi pour le prix qu’il vous a coûté!

– J’allais vous l’offrir, mon cher d’Artagnan, en vous donnant tout le temps qui vous sera nécessaire pour me rendre cette bagatelle.

– Et combien vous coûte-t-il?

– Huit cents livres.

– Voici quarante doubles pistoles, mon cher ami, dit d’Artagnan en tirant la somme de sa poche; je sais que c’est la monnaie avec laquelle on vous paie vos poèmes.

– Vous êtes donc en fonds? dit Aramis.

– Riche, richissime, mon cher!»

Et d’Artagnan fit sonner dans sa poche le reste de ses pistoles.

«Envoyez votre selle à l’Hôtel des Mousquetaires, et l’on vous amènera votre cheval ici avec les nôtres.

– Très bien; mais il est bientôt cinq heures, hâtons-nous.»

Un quart d’heure après, Porthos apparut à un bout de la rue Férou sur un genet magnifique; Mousqueton le suivait sur un cheval d’Auvergne, petit, mais solide. Porthos resplendissait de joie et d’orgueil.

En même temps Aramis apparut à l’autre bout de la rue monté sur un superbe coursier anglais; Bazin le suivait sur un cheval rouan, tenant en laisse un vigoureux mecklembourgeois: c’était la monture de d’Artagnan.

Les deux mousquetaires se rencontrèrent à la porte: Athos et d’Artagnan les regardaient par la fenêtre.

«Diable! dit Aramis, vous avez là un superbe cheval, mon cher Porthos.

– Oui, répondit Porthos; c’est celui qu’on devait m’envoyer tout d’abord: une mauvaise plaisanterie du mari lui a substitué l’autre; mais le mari a été puni depuis et j’ai obtenu toute satisfaction.»

Planchet et Grimaud parurent alors à leur tour, tenant en main les montures de leurs maîtres; d’Artagnan et Athos descendirent, se mirent en selle près de leurs compagnons, et tous quatre se mirent en marche: Athos sur le cheval qu’il devait à sa femme, Aramis sur le cheval qu’il devait à sa maîtresse, Porthos sur le cheval qu’il devait à sa procureuse, et d’Artagnan sur le cheval qu’il devait à sa bonne fortune, la meilleure maîtresse qui soit.

Les valets suivirent.

Comme l’avait pensé Porthos, la cavalcade fit bon effet; et si Mme Coquenard s’était trouvée sur le chemin de Porthos et eût pu voir quel grand air il avait sur son beau genet d’Espagne, elle n’aurait pas regretté la saignée qu’elle avait faite au coffre-fort de son mari.

Près du Louvre les quatre amis rencontrèrent M. de Tréville qui revenait de Saint-Germain; il les arrêta pour leur faire compliment sur leur équipage, ce qui en un instant amena autour d’eux quelques centaines de badauds.

D’Artagnan profita de la circonstance pour parler à M. de Tréville de la lettre au grand cachet rouge et aux armes ducales; il est bien entendu que de l’autre il n’en souffla point mot.

M. de Tréville approuva la résolution qu’il avait prise, et l’assura que, si le lendemain il n’avait pas reparu, il saurait bien le retrouver, lui, partout où il serait.

En ce moment, l’horloge de la Samaritaine sonna six heures; les quatre amis s’excusèrent sur un rendez-vous, et prirent congé de M. de Tréville.

Un temps de galop les conduisit sur la route de Chaillot; le jour commençait à baisser, les voitures passaient et repassaient; d’Artagnan, gardé à quelques pas par ses amis, plongeait ses regards jusqu’au fond des carrosses, et n’y apercevait aucune figure de connaissance.

Enfin, après, un quart d’heure d’attente et comme le crépuscule tombait tout à fait, une voiture apparut, arrivant au grand galop par la route de Sèvres; un pressentiment dit d’avance à d’Artagnan que cette voiture renfermait la personne qui lui avait donné rendez-vous: le jeune homme fut tout étonné lui-même de sentir son cœur battre si violemment. Presque aussitôt une tête de femme sortit par la portière, deux doigts sur la bouche, comme pour recommander le silence, ou comme pour envoyer un baiser; d’Artagnan poussa un léger cri de joie, cette femme, ou plutôt cette apparition, car la voiture était passée avec la rapidité d’une vision, était Mme Bonacieux.

Par un mouvement involontaire, et malgré la recommandation faite, d’Artagnan lança son cheval au galop et en quelques bonds rejoignit la voiture; mais la glace de la portière était hermétiquement fermée: la vision avait disparu.

D’Artagnan se rappela alors cette recommandation: «Si vous tenez à votre vie et à celle des personnes qui vous aiment, demeurez immobile et comme si vous n’aviez rien vu.»

Il s’arrêta donc, tremblant non pour lui, mais pour la pauvre femme qui évidemment s’était exposée à un grand péril en lui donnant ce rendez-vous.

La voiture continua sa route toujours marchant à fond de train, s’enfonça dans Paris et disparut.

D’Artagnan était resté interdit à la même place et ne sachant que penser. Si c’était Mme Bonacieux et si elle revenait à Paris, pourquoi ce rendez-vous fugitif, pourquoi ce simple échange d’un coup d’œil, pourquoi ce baiser perdu? Si d’un autre côté ce n’était pas elle, ce qui était encore bien possible, car le peu de jour qui restait rendait une erreur facile, si ce n’était pas elle, ne serait-ce pas le commencement d’un coup de main monté contre lui avec l’appât de cette femme pour laquelle on connaissait son amour?

Les trois compagnons se rapprochèrent de lui. Tous trois avaient parfaitement vu une tête de femme apparaître à la portière, mais aucun d’eux, excepté Athos, ne connaissait Mme Bonacieux. L’avis d’Athos, au reste, fut que c’était bien elle; mais moins préoccupé que d’Artagnan de ce joli visage, il avait cru voir une seconde tête, une tête d’homme au fond de la voiture.

«S’il en est ainsi, dit d’Artagnan, ils la transportent sans doute d’une prison dans une autre. Mais que veulent-ils donc faire de cette pauvre créature, et comment la rejoindrai-je jamais?

– Ami, dit gravement Athos, rappelez-vous que les morts sont les seuls qu’on ne soit pas exposé à rencontrer sur la terre. Vous en savez quelque chose ainsi que moi, n’est-ce pas? Or, si votre maîtresse n’est pas morte, si c’est elle que nous venons de voir, vous la retrouverez un jour ou l’autre. Et peut-être, mon Dieu, ajouta-t-il avec un accent misanthropique qui lui était propre, peut être plus tôt que vous ne voudrez.»

Sept heures et demie sonnèrent, la voiture était en retard d’une vingtaine de minutes sur le rendez-vous donné. Les amis de d’Artagnan lui rappelèrent qu’il avait une visite à faire, tout en lui faisant observer qu’il était encore temps de s’en dédire.

Mais d’Artagnan était à la fois entêté et curieux. Il avait mis dans sa tête qu’il irait au Palais-Cardinal, et qu’il saurait ce que voulait lui dire Son Éminence. Rien ne put le faire changer de résolution.