D’Artagnan passa une fort mauvaise nuit. Trois ou quatre fois il se réveilla en sursaut, se figurant qu’un homme s’approchait de son lit pour le poignarder. Cependant le jour parut sans que l’obscurité eût amené aucun incident.
Mais d’Artagnan se douta bien que ce qui était différé n’était pas perdu.
D’Artagnan resta toute la journée dans son logis; il se donna pour excuse, vis-à-vis de lui-même, que le temps était mauvais.
Le surlendemain, à neuf heures, on battit aux champs. Le duc d’Orléans visitait les postes. Les gardes coururent aux armes, d’Artagnan prit son rang au milieu de ses camarades.
Monsieur passa sur le front de bataille; puis tous les officiers supérieurs s’approchèrent de lui pour lui faire leur cour, M. des Essarts, le capitaine des gardes, comme les autres.
Au bout d’un instant il parut à d’Artagnan que M. des Essarts lui faisait signe de s’approcher de lui: il attendit un nouveau geste de son supérieur, craignant de se tromper, mais ce geste s’étant renouvelé, il quitta les rangs et s’avança pour prendre l’ordre.
«Monsieur va demander des hommes de bonne volonté pour une mission dangereuse, mais qui fera honneur à ceux qui l’auront accomplie, et je vous ai fait signe afin que vous vous tinssiez prêt.
– Merci, mon capitaine!» répondit d’Artagnan, qui ne demandait pas mieux que de se distinguer sous les yeux du lieutenant général.
En effet, les Rochelois avaient fait une sortie pendant la nuit et avaient repris un bastion dont l’armée royaliste s’était emparée deux jours auparavant; il s’agissait de pousser une reconnaissance perdue pour voir comment l’armée gardait ce bastion.
Effectivement, au bout de quelques instants, Monsieur éleva la voix et dit:
«Il me faudrait, pour cette mission, trois ou quatre volontaires conduits par un homme sûr.
– Quant à l’homme sûr, je l’ai sous la main, Monseigneur, dit M. des Essarts en montrant d’Artagnan; et quant aux quatre ou cinq volontaires, Monseigneur n’a qu’à faire connaître ses intentions, et les hommes ne lui manqueront pas.
– Quatre hommes de bonne volonté pour venir se faire tuer avec moi!» dit d’Artagnan en levant son épée.
Deux de ses camarades aux gardes s’élancèrent aussitôt, et deux soldats s’étant joints à eux, il se trouva que le nombre demandé était suffisant; d’Artagnan refusa donc tous les autres, ne voulant pas faire de passe-droit à ceux qui avaient la priorité.
On ignorait si, après la prise du bastion, les Rochelois l’avaient évacué ou s’ils y avaient laissé garnison; il fallait donc examiner le lieu indiqué d’assez près pour vérifier la chose.
D’Artagnan partit avec ses quatre compagnons et suivit la tranchée: les deux gardes marchaient au même rang que lui et les soldats venaient par-derrière.
Ils arrivèrent ainsi, en se couvrant de revêtements, jusqu’à une centaine de pas du bastion! Là, d’Artagnan, en se retournant, s’aperçut que les deux soldats avaient disparu.
Il crut qu’ayant eu peur ils étaient restés en arrière et continua d’avancer.
Au détour de la contrescarpe, ils se trouvèrent à soixante pas à peu près du bastion.
On ne voyait personne, et le bastion semblait abandonné.
Les trois enfants perdus délibéraient s’ils iraient plus avant, lorsque tout à coup une ceinture de fumée ceignit le géant de pierre, et une douzaine de balles vinrent siffler autour de d’Artagnan et de ses deux compagnons.
Ils savaient ce qu’ils voulaient savoir: le bastion était gardé. Une plus longue station dans cet endroit dangereux eût donc été une imprudence inutile; d’Artagnan et les deux gardes tournèrent le dos et commencèrent une retraite qui ressemblait à une fuite.
En arrivant à l’angle de la tranchée qui allait leur servir de rempart, un des gardes tomba: une balle lui avait traversé la poitrine. L’autre, qui était sain et sauf, continua sa course vers le camp.
D’Artagnan ne voulut pas abandonner ainsi son compagnon, et s’inclina vers lui pour le relever et l’aider à rejoindre les lignes; mais en ce moment deux coups de fusil partirent: une balle cassa la tête du garde déjà blessé, et l’autre vint s’aplatir sur le roc après avoir passé à deux pouces de d’Artagnan.
Le jeune homme se retourna vivement, car cette attaque ne pouvait venir du bastion, qui était masqué par l’angle de la tranchée. L’idée des deux soldats qui l’avaient abandonné lui revint à l’esprit et lui rappela ses assassins de la surveille; il résolut donc cette fois de savoir à quoi s’en tenir, et tomba sur le corps de son camarade comme s’il était mort.
Il vit aussitôt deux têtes qui s’élevaient au-dessus d’un ouvrage abandonné qui était à trente pas de là: c’étaient celles de nos deux soldats. D’Artagnan ne s’était pas trompé: ces deux hommes ne l’avaient suivi que pour l’assassiner, espérant que la mort du jeune homme serait mise sur le compte de l’ennemi.
Seulement, comme il pouvait n’être que blessé et dénoncer leur crime, ils s’approchèrent pour l’achever; heureusement, trompés par la ruse de d’Artagnan, ils négligèrent de recharger leurs fusils.
Lorsqu’ils furent à dix pas de lui, d’Artagnan, qui en tombant avait eu grand soin de ne pas lâcher son épée, se releva tout à coup et d’un bond se trouva près d’eux.
Les assassins comprirent que s’ils s’enfuyaient du côté du camp sans avoir tué leur homme, ils seraient accusés par lui; aussi leur première idée fut-elle de passer à l’ennemi. L’un d’eux prit son fusil par le canon, et s’en servit comme d’une massue: il en porta un coup terrible à d’Artagnan, qui l’évita en se jetant de côté, mais par ce mouvement il livra passage au bandit, qui s’élança aussitôt vers le bastion. Comme les Rochelois qui le gardaient ignoraient dans quelle intention cet homme venait à eux, ils firent feu sur lui et il tomba frappé d’une balle qui lui brisa l’épaule.
Pendant ce temps, d’Artagnan s’était jeté sur le second soldat, l’attaquant avec son épée; la lutte ne fut pas longue, ce misérable n’avait pour se défendre que son arquebuse déchargée; l’épée du garde glissa contre le canon de l’arme devenue inutile et alla traverser la cuisse de l’assassin, qui tomba. D’Artagnan lui mit aussitôt la pointe du fer sur la gorge.
«Oh! ne me tuez pas! s’écria le bandit; grâce, grâce, mon officier! et je vous dirai tout.
– Ton secret vaut-il la peine que je te garde la vie au moins? demanda le jeune homme en retenant son bras.
– Oui; si vous estimez que l’existence soit quelque chose quand on a vingt-deux ans comme vous et qu’on peut arriver à tout, étant beau et brave comme vous l’êtes.
– Misérable! dit d’Artagnan, voyons, parle vite, qui t’a chargé de m’assassiner?
– Une femme que je ne connais pas, mais qu’on appelle Milady.
– Mais si tu ne connais pas cette femme, comment sais-tu son nom?
– Mon camarade la connaissait et l’appelait ainsi, c’est à lui qu’elle a eu affaire et non pas à moi; il a même dans sa poche une lettre de cette personne qui doit avoir pour vous une grande importance, à ce que je lui ai entendu dire.
– Mais comment te trouves-tu de moitié dans ce guet-apens?
– Il m’a proposé de faire le coup à nous deux et j’ai accepté.
– Et combien vous a-t-elle donné pour cette belle expédition?
– Cent louis.
– Eh bien, à la bonne heure, dit le jeune homme en riant, elle estime que je vaux quelque chose; cent louis! c’est une somme pour deux misérables comme vous: aussi je comprends que tu aies accepté, et je te fais grâce, mais à une condition!
– Laquelle? demanda le soldat inquiet en voyant que tout n’était pas fini.
– C’est que tu vas aller me chercher la lettre que ton camarade a dans sa poche.
– Mais, s’écria le bandit, c’est une autre manière de me tuer; comment voulez-vous que j’aille chercher cette lettre sous le feu du bastion?
– Il faut pourtant que tu te décides à l’aller chercher, ou je te jure que tu vas mourir de ma main.
– Grâce, monsieur, pitié! au nom de cette jeune dame que vous aimez, que vous croyez morte peut-être, et qui ne l’est pas! s’écria le bandit en se mettant à genoux et s’appuyant sur sa main, car il commençait à perdre ses forces avec son sang.