– Et d’où sais-tu qu’il y a une jeune femme que j’aime, et que j’ai cru cette femme morte? demanda d’Artagnan.
– Par cette lettre que mon camarade a dans sa poche.
– Tu vois bien alors qu’il faut que j’aie cette lettre, dit d’Artagnan; ainsi donc plus de retard, plus d’hésitation, ou quelle que soit ma répugnance à tremper une seconde fois mon épée dans le sang d’un misérable comme toi, je le jure par ma foi d’honnête homme…»
Et à ces mots d’Artagnan fit un geste si menaçant, que le blessé se releva.
«Arrêtez! arrêtez! s’écria-t-il reprenant courage à force de terreur, j’irai… j’irai!…»
D’Artagnan prit l’arquebuse du soldat, le fit passer devant lui et le poussa vers son compagnon en lui piquant les reins de la pointe de son épée.
C’était une chose affreuse que de voir ce malheureux, laissant sur le chemin qu’il parcourait une longue trace de sang, pâle de sa mort prochaine, essayant de se traîner sans être vu jusqu’au corps de son complice qui gisait à vingt pas de là!
La terreur était tellement peinte sur son visage couvert d’une froide sueur, que d’Artagnan en eut pitié; et que, le regardant avec mépris:
«Eh bien, lui dit-il, je vais te montrer la différence qu’il y a entre un homme de cœur et un lâche comme toi; reste, j’irai.»
Et d’un pas agile, l’œil au guet, observant les mouvements de l’ennemi, s’aidant de tous les accidents de terrain, d’Artagnan parvint jusqu’au second soldat.
Il y avait deux moyens d’arriver à son but: le fouiller sur la place, ou l’emporter en se faisant un bouclier de son corps, et le fouiller dans la tranchée.
D’Artagnan préféra le second moyen et chargea l’assassin sur ses épaules au moment même où l’ennemi faisait feu.
Une légère secousse, le bruit mat de trois balles qui trouaient les chairs, un dernier cri, un frémissement d’agonie prouvèrent à d’Artagnan que celui qui avait voulu l’assassiner venait de lui sauver la vie.
D’Artagnan regagna la tranchée et jeta le cadavre auprès du blessé aussi pâle qu’un mort.
Aussitôt il commença l’inventaire: un portefeuille de cuir, une bourse où se trouvait évidemment une partie de la somme que le bandit avait reçue, un cornet et des dés formaient l’héritage du mort.
Il laissa le cornet et les dés où ils étaient tombés, jeta la bourse au blessé et ouvrit avidement le portefeuille.
Au milieu de quelques papiers sans importance, il trouva la lettre suivante: c’était celle qu’il était allé chercher au risque de sa vie:
«Puisque vous avez perdu la trace de cette femme et qu’elle est maintenant en sûreté dans ce couvent où vous n’auriez jamais dû la laisser arriver, tâchez au moins de ne pas manquer l’homme; sinon, vous savez que j’ai la main longue et que vous payeriez cher les cent louis que vous avez à moi.»
Pas de signature. Néanmoins il était évident que la lettre venait de Milady. En conséquence, il la garda comme pièce à conviction, et, en sûreté derrière l’angle de la tranchée, il se mit à interroger le blessé. Celui-ci confessa qu’il s’était chargé avec son camarade, le même qui venait d’être tué, d’enlever une jeune femme qui devait sortir de Paris par la barrière de La Villette, mais que, s’étant arrêtés à boire dans un cabaret, ils avaient manqué la voiture de dix minutes.
«Mais qu’eussiez-vous fait de cette femme? demanda d’Artagnan avec angoisse.
– Nous devions la remettre dans un hôtel de la place Royale, dit le blessé.
– Oui! oui! murmura d’Artagnan, c’est bien cela, chez Milady elle-même.»
Alors le jeune homme comprit en frémissant quelle terrible soif de vengeance poussait cette femme à le perdre, ainsi que ceux qui l’aimaient, et combien elle en savait sur les affaires de la cour, puisqu’elle avait tout découvert. Sans doute elle devait ces renseignements au cardinal.
Mais, au milieu de tout cela, il comprit, avec un sentiment de joie bien réel, que la reine avait fini par découvrir la prison où la pauvre Mme Bonacieux expiait son dévouement, et qu’elle l’avait tirée de cette prison. Alors la lettre qu’il avait reçue de la jeune femme et son passage sur la route de Chaillot, passage pareil à une apparition, lui furent expliqués.
Dès lors, ainsi qu’Athos l’avait prédit, il était possible de retrouver Mme Bonacieux, et un couvent n’était pas imprenable.
Cette idée acheva de lui remettre la clémence au cœur. Il se retourna vers le blessé qui suivait avec anxiété toutes les expressions diverses de son visage, et lui tendant le bras:
«Allons, lui dit-il, je ne veux pas t’abandonner ainsi. Appuie-toi sur moi et retournons au camp.
– Oui, dit le blessé, qui avait peine à croire à tant de magnanimité, mais n’est-ce point pour me faire pendre?
– Tu as ma parole, dit-il, et pour la seconde fois je te donne la vie.»
Le blessé se laissa glisser à genoux et baisa de nouveau les pieds de son sauveur; mais d’Artagnan, qui n’avait plus aucun motif de rester si près de l’ennemi, abrégea lui-même les témoignages de sa reconnaissance.
Le garde qui était revenu à la première décharge des Rochelois avait annoncé la mort de ses quatre compagnons. On fut donc à la fois fort étonné et fort joyeux dans le régiment, quand on vit reparaître le jeune homme sain et sauf.
D’Artagnan expliqua le coup d’épée de son compagnon par une sortie qu’il improvisa. Il raconta la mort de l’autre soldat et les périls qu’ils avaient courus. Ce récit fut pour lui l’occasion d’un véritable triomphe. Toute l’armée parla de cette expédition pendant un jour, et Monsieur lui en fit faire ses compliments.
Au reste, comme toute belle action porte avec elle sa récompense, la belle action de d’Artagnan eut pour résultat de lui rendre la tranquillité qu’il avait perdue. En effet, d’Artagnan croyait pouvoir être tranquille, puisque, de ses deux ennemis, l’un était tué et l’autre dévoué à ses intérêts.
Cette tranquillité prouvait une chose, c’est que d’Artagnan ne connaissait pas encore Milady.
CHAPITRE XLII
Après des nouvelles presque désespérées du roi, le bruit de sa convalescence commençait à se répandre dans le camp; et comme il avait grande hâte d’arriver en personne au siège, on disait qu’aussitôt qu’il pourrait remonter à cheval, il se remettrait en route.
Pendant ce temps, Monsieur, qui savait que, d’un jour à l’autre, il allait être remplacé dans son commandement, soit par le duc d’Angoulême, soit par Bassompierre ou par Schomberg, qui se disputaient le commandement, faisait peu de choses, perdait ses journées en tâtonnements, et n’osait risquer quelque grande entreprise pour chasser les Anglais de l’île de Ré, où ils assiégeaient toujours la citadelle Saint-Martin et le fort de La Prée, tandis que, de leur côté, les Français assiégeaient La Rochelle.
D’Artagnan, comme nous l’avons dit, était redevenu plus tranquille, comme il arrive toujours après un danger passé, et quand le danger semble évanoui; il ne lui restait qu’une inquiétude, c’était de n’apprendre aucune nouvelle de ses amis.
Mais, un matin du commencement du mois de novembre, tout lui fut expliqué par cette lettre, datée de Villeroi:
«Monsieur d’Artagnan,
«MM. Athos, Porthos et Aramis, après avoir fait une bonne partie chez moi, et s’être égayés beaucoup, ont mené si grand bruit, que le prévôt du château, homme très rigide, les a consignés pour quelques jours; mais j’accomplis les ordres qu’ils m’ont donnés, de vous envoyer douze bouteilles de mon vin d’Anjou, dont ils ont fait grand cas: ils veulent que vous buviez à leur santé avec leur vin favori.
«Je l’ai fait, et suis, monsieur, avec un grand respect,
«Votre serviteur très humble et très obéissant,
«Godeau,
«Hôtelier de messieurs les mousquetaires.»