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«Le lendemain de mon retour à Lille, mon frère parvint à s’échapper à son tour, on m’accusa de complicité, et l’on me condamna à rester en prison à sa place tant qu’il ne se serait pas constitué prisonnier. Mon pauvre frère ignorait ce jugement; il avait rejoint cette femme, ils avaient fui ensemble dans le Berry; et là, il avait obtenu une petite cure. Cette femme passait pour sa sœur.

«Le seigneur de la terre sur laquelle était située l’église du curé vit cette prétendue sœur et en devint amoureux, amoureux au point qu’il lui proposa de l’épouser. Alors elle quitta celui qu’elle avait perdu pour celui qu’elle devait perdre, et devint la comtesse de La Fère…»

Tous les yeux se tournèrent vers Athos, dont c’était le véritable nom, et qui fit signe de la tête que tout ce qu’avait dit le bourreau était vrai.

«Alors, reprit celui-ci, fou, désespéré, décidé à se débarrasser d’une existence à laquelle elle avait tout enlevé, honneur et bonheur, mon pauvre frère revint à Lille, et apprenant l’arrêt qui m’avait condamné à sa place, se constitua prisonnier et se pendit le même soir au soupirail de son cachot.

«Au reste, c’est une justice à leur rendre, ceux qui m’avaient condamné me tinrent parole. À peine l’identité du cadavre fut-elle constatée qu’on me rendit ma liberté.

«Voilà le crime dont je l’accuse, voilà la cause pour laquelle je l’ai marquée.

– Monsieur d’Artagnan, dit Athos, quelle est la peine que vous réclamez contre cette femme?

– La peine de mort, répondit d’Artagnan.

– Milord de Winter, continua Athos, quelle est la peine que vous réclamez contre cette femme?

– La peine de mort, reprit Lord de Winter.

– Messieurs Porthos et Aramis, reprit Athos, vous qui êtes ses juges, quelle est la peine que vous portez contre cette femme?

– La peine de mort», répondirent d’une voix sourde les deux mousquetaires.

Milady poussa un hurlement affreux, et fit quelques pas vers ses juges en se traînant sur ses genoux.

Athos étendit la main vers elle.

«Anne de Breuil, comtesse de La Fère, Milady de Winter, dit-il, vos crimes ont lassé les hommes sur la terre et Dieu dans le ciel. Si vous savez quelque prière, dites-la, car vous êtes condamnée et vous allez mourir.»

À ces paroles, qui ne lui laissaient aucun espoir, Milady se releva de toute sa hauteur et voulut parler, mais les forces lui manquèrent; elle sentit qu’une main puissante et implacable la saisissait par les cheveux et l’entraînait aussi irrévocablement que la fatalité entraîne l’homme: elle ne tenta donc pas même de faire résistance et sortit de la chaumière.

Lord de Winter, d’Artagnan, Athos, Porthos et Aramis sortirent derrière elle. Les valets suivirent leurs maîtres et la chambre resta solitaire avec sa fenêtre brisée, sa porte ouverte et sa lampe fumeuse qui brûlait tristement sur la table.

CHAPITRE LXVI

L’EXÉCUTION

Il était minuit à peu près; la lune, échancrée par sa décroissance et ensanglantée par les dernières traces de l’orage, se levait derrière la petite ville d’Armentières, qui détachait sur sa lueur blafarde la silhouette sombre de ses maisons et le squelette de son haut clocher découpé à jour. En face, la Lys roulait ses eaux pareilles à une rivière d’étain fondu; tandis que sur l’autre rive on voyait la masse noire des arbres se profiler sur un ciel orageux envahi par de gros nuages cuivrés qui faisaient une espèce de crépuscule au milieu de la nuit. À gauche s’élevait un vieux moulin abandonné, aux ailes immobiles, dans les ruines duquel une chouette faisait entendre son cri aigu, périodique et monotone. Çà et là dans la plaine, à droite et à gauche du chemin que suivait le lugubre cortège, apparaissaient quelques arbres bas et trapus, qui semblaient des nains difformes accroupis pour guetter les hommes à cette heure sinistre.

De temps en temps un large éclair ouvrait l’horizon dans toute sa largeur, serpentait au-dessus de la masse noire des arbres et venait comme un effrayant cimeterre couper le ciel et l’eau en deux parties. Pas un souffle de vent ne passait dans l’atmosphère alourdie. Un silence de mort écrasait toute la nature; le sol était humide et glissant de la pluie qui venait de tomber, et les herbes ranimées jetaient leur parfum avec plus d’énergie.

Deux valets traînaient Milady, qu’ils tenaient chacun par un bras; le bourreau marchait derrière, et Lord de Winter, d’Artagnan, Athos, Porthos et Aramis marchaient derrière le bourreau.

Planchet et Bazin venaient les derniers.

Les deux valets conduisaient Milady du côté de la rivière. Sa bouche était muette; mais ses yeux parlaient avec leur inexprimable éloquence, suppliant tour à tour chacun de ceux qu’elle regardait.

Comme elle se trouvait de quelques pas en avant, elle dit aux valets:

«Mille pistoles à chacun de vous si vous protégez ma fuite; mais si vous me livrez à vos maîtres, j’ai ici près des vengeurs qui vous feront payer cher ma mort.»

Grimaud hésitait. Mousqueton tremblait de tous ses membres.

Athos, qui avait entendu la voix de Milady, s’approcha vivement, Lord de Winter en fit autant.

«Renvoyez ces valets, dit-il, elle leur a parlé, ils ne sont plus sûrs.»

On appela Planchet et Bazin, qui prirent la place de Grimaud et de Mousqueton.

Arrivés au bord de l’eau, le bourreau s’approcha de Milady et lui lia les pieds et les mains.

Alors elle rompit le silence pour s’écrier:

«Vous êtes des lâches, vous êtes des misérables assassins, vous vous mettez à dix pour égorger une femme; prenez garde, si je ne suis point secourue, je serai vengée.

– Vous n’êtes pas une femme, dit froidement Athos, vous n’appartenez pas à l’espèce humaine, vous êtes un démon échappé de l’enfer et que nous allons y faire rentrer.

– Ah! messieurs les hommes vertueux! dit Milady, faites attention que celui qui touchera un cheveu de ma tête est à son tour un assassin.

– Le bourreau peut tuer, sans être pour cela un assassin, madame, dit l’homme au manteau rouge en frappant sur sa large épée; c’est le dernier juge, voilà tout: Nachrichter, comme disent nos voisins les Allemands.»

Et, comme il la liait en disant ces paroles, Milady poussa deux ou trois cris sauvages, qui firent un effet sombre et étrange en s’envolant dans la nuit et en se perdant dans les profondeurs du bois.

«Mais si je suis coupable, si j’ai commis les crimes dont vous m’accusez, hurlait Milady, conduisez-moi devant un tribunal, vous n’êtes pas des juges, vous, pour me condamner.

– Je vous avais proposé Tyburn, dit Lord de Winter, pourquoi n’avez-vous pas voulu?

– Parce que je ne veux pas mourir! s’écria Milady en se débattant, parce que je suis trop jeune pour mourir!

– La femme que vous avez empoisonnée à Béthune était plus jeune encore que vous, madame, et cependant elle est morte, dit d’Artagnan.

– J’entrerai dans un cloître, je me ferai religieuse, dit Milady.

– Vous étiez dans un cloître, dit le bourreau, et vous en êtes sortie pour perdre mon frère.»

Milady poussa un cri d’effroi, et tomba sur ses genoux.

Le bourreau la souleva sous les bras, et voulut l’emporter vers le bateau.

«Oh! mon Dieu! s’écria-t-elle, mon Dieu! allez-vous donc me noyer!»

Ces cris avaient quelque chose de si déchirant, que d’Artagnan, qui d’abord était le plus acharné à la poursuite de Milady, se laissa aller sur une souche, et pencha la tête, se bouchant les oreilles avec les paumes de ses mains; et cependant, malgré cela, il l’entendait encore menacer et crier.

D’Artagnan était le plus jeune de tous ces hommes, le cœur lui manqua.

«Oh! je ne puis voir cet affreux spectacle! je ne puis consentir à ce que cette femme meure ainsi!»

Milady avait entendu ces quelques mots, et elle s’était reprise à une lueur d’espérance.