«D’Artagnan! d’Artagnan! cria-t-elle, souviens-toi que je t’ai aimé!»
Le jeune homme se leva et fit un pas vers elle.
Mais Athos, brusquement, tira son épée, se mit sur son chemin.
«Si vous faites un pas de plus, d’Artagnan, dit-il, nous croiserons le fer ensemble.
D’Artagnan tomba à genoux et pria.
«Allons, continua Athos, bourreau, fais ton devoir.
– Volontiers, Monseigneur, dit le bourreau, car aussi vrai que je suis bon catholique, je crois fermement être juste en accomplissant ma fonction sur cette femme.
– C’est bien.»
Athos fit un pas vers Milady.
«Je vous pardonne, dit-il, le mal que vous m’avez fait; je vous pardonne mon avenir brisé, mon honneur perdu, mon amour souillé et mon salut à jamais compromis par le désespoir où vous m’avez jeté. Mourez en paix.»
Lord de Winter s’avança à son tour.
«Je vous pardonne, dit-il, l’empoisonnement de mon frère, I’assassinat de Sa Grâce Lord Buckingham; je vous pardonne la mort du pauvre Felton, je vous pardonne vos tentatives sur ma personne. Mourez en paix.
– Et moi, dit d’Artagnan, pardonnez-moi, madame, d’avoir, par une fourberie indigne d’un gentilhomme, provoqué votre colère; et, en échange, je vous pardonne le meurtre de ma pauvre amie et vos vengeances cruelles pour moi, je vous pardonne et je pleure sur vous. Mourez en paix.
– I am lost! murmura en anglais Milady. I must die.»
Alors elle se releva d’elle-même, jeta tout autour d’elle un de ces regards clairs qui semblaient jaillir d’un œil de flamme.
Elle ne vit rien.
Elle écouta et n’entendit rien.
Elle n’avait autour d’elle que des ennemis.
«Où vais-je mourir? dit-elle.
– Sur l’autre rive», répondit le bourreau.
Alors il la fit entrer dans la barque, et, comme il allait y mettre le pied, Athos lui remit une somme d’argent.
«Tenez, dit-il, voici le prix de l’exécution; que l’on voie bien que nous agissons en juges.
– C’est bien, dit le bourreau; et que maintenant, à son tour, cette femme sache que je n’accomplis pas mon métier, mais mon devoir.»
Et il jeta l’argent dans la rivière.
Le bateau s’éloigna vers la rive gauche de la Lys, emportant la coupable et l’exécuteur; tous les autres demeurèrent sur la rive droite, où ils étaient tombés à genoux.
Le bateau glissait lentement le long de la corde du bac, sous le reflet d’un nuage pâle qui surplombait l’eau en ce moment.
On le vit aborder sur l’autre rive; les personnages se dessinaient en noir sur l’horizon rougeâtre.
Milady, pendant le trajet, était parvenue à détacher la corde qui liait ses pieds: en arrivant sur le rivage, elle sauta légèrement à terre et prit la fuite.
Mais le sol était humide; en arrivant au haut du talus, elle glissa et tomba sur ses genoux.
Une idée superstitieuse la frappa sans doute; elle comprit que le Ciel lui refusait son secours et resta dans l’attitude où elle se trouvait, la tête inclinée et les mains jointes.
Alors on vit, de l’autre rive, le bourreau lever lentement ses deux bras, un rayon de lune se refléta sur la lame de sa large épée, les deux bras retombèrent; on entendit le sifflement du cimeterre et le cri de la victime, puis une masse tronquée s’affaissa sous le coup.
Alors le bourreau détacha son manteau rouge, l’étendit à terre, y coucha le corps, y jeta la tête, le noua par les quatre coins, le chargea sur son épaule et remonta dans le bateau.
Arrivé au milieu de la Lys, il arrêta la barque, et suspendant son fardeau au-dessus de la rivière:
«Laissez passer la justice de Dieu!» cria-t-il à haute voix.
Et il laissa tomber le cadavre au plus profond de l’eau, qui se referma sur lui.
Trois jours après, les quatre mousquetaires rentraient à Paris; ils étaient restés dans les limites de leur congé, et le même soir ils allèrent faire leur visite accoutumée à M. de Tréville.
«Eh bien, messieurs, leur demanda le brave capitaine, vous êtes-vous bien amusés dans votre excursion?
– Prodigieusement», répondit Athos, les dents serrées.
CHAPITRE LXVII
Le 6 du mois suivant, le roi, tenant la promesse qu’il avait faite au cardinal de quitter Paris pour revenir à La Rochelle, sortit de sa capitale tout étourdi encore de la nouvelle qui venait de s’y répandre que Buckingham venait d’être assassiné.
Quoique prévenue que l’homme qu’elle avait tant aimé courait un danger, la reine, lorsqu’on lui annonça cette mort, ne voulut pas la croire; il lui arriva même de s’écrier imprudemment:
«C’est faux! il vient de m’écrire.»
Mais le lendemain il lui fallut bien croire à cette fatale nouvelle; La Porte, retenu comme tout le monde en Angleterre par les ordres du roi Charles Ier, arriva porteur du dernier et funèbre présent que Buckingham envoyait à la reine.
La joie du roi avait été très vive; il ne se donna pas la peine de la dissimuler et la fit même éclater avec affectation devant la reine. Louis XIII, comme tous les cœurs faibles, manquait de générosité.
Mais bientôt le roi redevint sombre et mal portant: son front n’était pas de ceux qui s’éclaircissent pour longtemps; il sentait qu’en retournant au camp il allait reprendre son esclavage, et cependant il y retournait.
Le cardinal était pour lui le serpent fascinateur et il était, lui, l’oiseau qui voltige de branche en branche sans pouvoir lui échapper.
Aussi le retour vers La Rochelle était-il profondément triste. Nos quatre amis surtout faisaient l’étonnement de leurs camarades; ils voyageaient ensemble, côte à côte, l’œil sombre et la tête baissée. Athos relevait seul de temps en temps son large front; un éclair brillait dans ses yeux, un sourire amer passait sur ses lèvres, puis, pareil à ses camarades, il se laissait de nouveau aller à ses rêveries.
Aussitôt l’arrivée de l’escorte dans une ville, dès qu’ils avaient conduit le roi à son logis, les quatre amis se retiraient ou chez eux ou dans quelque cabaret écarté, où ils ne jouaient ni ne buvaient; seulement ils parlaient à voix basse en regardant avec attention si nul ne les écoutait.
Un jour que le roi avait fait halte sur la route pour voler la pie, et que les quatre amis, selon leur habitude, au lieu de suivre la chasse, s’étaient arrêtés dans un cabaret sur la grande route, un homme, qui venait de La Rochelle à franc étrier, s’arrêta à la porte pour boire un verre de vin, et plongea son regard dans l’intérieur de la chambre où étaient attablés les quatre mousquetaires.
«Holà! monsieur d’Artagnan! dit-il, n’est-ce point vous que je vois là-bas?»
D’Artagnan leva la tête et poussa un cri de joie. Cet homme qu’il appelait son fantôme, c’était son inconnu de Meung, de la rue des Fossoyeurs et d’Arras.
D’Artagnan tira son épée et s’élança vers la porte.
Mais cette fois, au lieu de fuir, l’inconnu s’élança à bas de son cheval, et s’avança à la rencontre de d’Artagnan.
«Ah! monsieur, dit le jeune homme, je vous rejoins donc enfin; cette fois vous ne m’échapperez pas.
– Ce n’est pas mon intention non plus, monsieur, car cette fois je vous cherchais; au nom du roi, je vous arrête et dis que vous ayez à me rendre votre épée, monsieur, et cela sans résistance; il y va de la tête, je vous en avertis.
– Qui êtes-vous donc? demanda d’Artagnan en baissant son épée, mais sans la rendre encore.
– Je suis le chevalier de Rochefort, répondit l’inconnu, l’écuyer de M. le cardinal de Richelieu, et j’ai ordre de vous ramener à Son Éminence.
– Nous retournons auprès de Son Éminence, monsieur le chevalier, dit Athos en s’avançant, et vous accepterez bien la parole de M. d’Artagnan, qu’il va se rendre en droite ligne à La Rochelle.
– Je dois le remettre entre les mains des gardes qui le ramèneront au camp.
– Nous lui en servirons, monsieur, sur notre parole de gentilshommes; mais sur notre parole de gentilshommes aussi, ajouta Athos en fronçant le sourcil, M. d’Artagnan ne nous quittera pas.»