Выбрать главу

Enfin, comme l’heure de son entretien avec le comte approchait, Milady fit en effet tout éteindre chez elle, et ordonna à Ketty de rentrer dans sa chambre, et d’introduire de Wardes aussitôt qu’il se présenterait.

L’attente de Ketty ne fut pas longue. À peine d’Artagnan eut-il vu par le trou de la serrure de son armoire que tout l’appartement était dans l’obscurité, qu’il s’élança de sa cachette au moment même où Ketty refermait la porte de communication.

«Qu’est-ce que ce bruit? demanda Milady.

– C’est moi, dit d’Artagnan à demi-voix; moi, le comte de Wardes.

– Oh! mon Dieu, mon Dieu! murmura Ketty, il n’a pas même pu attendre l’heure qu’il avait fixée lui-même!

– Eh bien, dit Milady d’une voix tremblante, pourquoi n’entre-t-il pas? Comte, comte, ajouta-t-elle, vous savez bien que je vous attends!»

À cet appel, d’Artagnan éloigna doucement Ketty et s’élança dans la chambre de Milady.

Si la rage et la douleur doivent torturer une âme, c’est celle de l’amant qui reçoit sous un nom qui n’est pas le sien des protestations d’amour qui s’adressent à son heureux rival.

D’Artagnan était dans une situation douloureuse qu’il n’avait pas prévue, la jalousie le mordait au cœur, et il souffrait presque autant que la pauvre Ketty, qui pleurait en ce même moment dans la chambre voisine.

«Oui, comte, disait Milady de sa plus douce voix en lui serrant tendrement la main dans les siennes; oui, je suis heureuse de l’amour que vos regards et vos paroles m’ont exprimé chaque fois que nous nous sommes rencontrés. Moi aussi, je vous aime. Oh! demain, demain, je veux quelque gage de vous qui me prouve que vous pensez à moi, et comme vous pourriez m’oublier, tenez.»

Et elle passa une bague de son doigt à celui de d’Artagnan.

D’Artagnan se rappela avoir vu cette bague à la main de Milady: c’était un magnifique saphir entouré de brillants.

Le premier mouvement de d’Artagnan fut de le lui rendre, mais Milady ajouta:

«Non, non; gardez cette bague pour l’amour de moi. Vous me rendez d’ailleurs, en l’acceptant, ajouta-t-elle d’une voix émue, un service bien plus grand que vous ne sauriez l’imaginer.»

«Cette femme est pleine de mystères», murmura en lui-même d’Artagnan.

En ce moment il se sentit prêt à tout révéler. Il ouvrit la bouche pour dire à Milady qui il était, et dans quel but de vengeance il était venu, mais elle ajouta:

«Pauvre ange, que ce monstre de Gascon a failli tuer!»

Le monstre, c’était lui.

«Oh! continua Milady, est-ce que vos blessures vous font encore souffrir?

– Oui, beaucoup, dit d’Artagnan, qui ne savait trop que répondre.

– Soyez tranquille, murmura Milady, je vous vengerai, moi et cruellement!»

«Peste! se dit d’Artagnan, le moment des confidences n’est pas encore venu.»

Il fallut quelque temps à d’Artagnan pour se remettre de ce petit dialogue: mais toutes les idées de vengeance qu’il avait apportées s’étaient complètement évanouies. Cette femme exerçait sur lui une incroyable puissance, il la haïssait et l’adorait à la fois, il n’avait jamais cru que deux sentiments si contraires pussent habiter dans le même cœur, et en se réunissant, former un amour étrange et en quelque sorte diabolique.

Cependant une heure venait de sonner; il fallut se séparer; d’Artagnan, au moment de quitter Milady, ne sentit plus qu’un vif regret de s’éloigner, et, dans l’adieu passionné qu’ils s’adressèrent réciproquement, une nouvelle entrevue fut convenue pour la semaine suivante. La pauvre Ketty espérait pouvoir adresser quelques mots à d’Artagnan lorsqu’il passerait dans sa chambre; mais Milady le reconduisit elle-même dans l’obscurité et ne le quitta que sur l’escalier.

Le lendemain au matin, d’Artagnan courut chez Athos. Il était engagé dans une si singulière aventure qu’il voulait lui demander conseil. Il lui raconta tout: Athos fronça plusieurs fois le sourcil.

«Votre Milady, lui dit-il, me paraît une créature infâme, mais vous n’en avez pas moins eu tort de la tromper: vous voilà d’une façon ou d’une autre une ennemie terrible sur les bras.»

Et tout en lui parlant, Athos regardait avec attention le saphir entouré de diamants qui avait pris au doigt de d’Artagnan la place de la bague de la reine, soigneusement remise dans un écrin.

«Vous regardez cette bague? dit le Gascon tout glorieux d’étaler aux regards de ses amis un si riche présent.

– Oui, dit Athos, elle me rappelle un bijou de famille.

– Elle est belle, n’est-ce pas? dit d’Artagnan.

– Magnifique! répondit Athos; je ne croyais pas qu’il existât deux saphirs d’une si belle eau. L’avez-vous donc troquée contre votre diamant?

– Non, dit d’Artagnan; c’est un cadeau de ma belle Anglaise, ou plutôt de ma belle Française: car, quoique je ne le lui aie point demandé, je suis convaincu qu’elle est née en France.

– Cette bague vous vient de Milady? s’écria Athos avec une voix dans laquelle il était facile de distinguer une grande émotion.

– D’elle-même; elle me l’a donnée cette nuit.

– Montrez-moi donc cette bague, dit Athos.

– La voici», répondit d’Artagnan en la tirant de son doigt.

Athos l’examina et devint très pâle, puis il l’essaya à l’annulaire de sa main gauche; elle allait à ce doigt comme si elle eût été faite pour lui. Un nuage de colère et de vengeance passa sur le front ordinairement calme du gentilhomme.

«Il est impossible que ce soit la même, dit-il; comment cette bague se trouverait-elle entre les mains de Milady Clarick? Et cependant il est bien difficile qu’il y ait entre deux bijoux une pareille ressemblance.

– Connaissez-vous cette bague? demanda d’Artagnan.

– J’avais cru la reconnaître, dit Athos, mais sans doute que je me trompais.»

Et il la rendit à d’Artagnan, sans cesser cependant de la regarder.

«Tenez, dit-il au bout d’un instant, d’Artagnan, ôtez cette bague de votre doigt ou tournez-en le chaton en dedans; elle me rappelle de si cruels souvenirs, que je n’aurais pas ma tête pour causer avec vous. Ne veniez-vous pas me demander des conseils, ne me disiez-vous point que vous étiez embarrassé sur ce que vous deviez faire?… Mais attendez… rendez-moi ce saphir: celui dont je voulais parler doit avoir une de ses faces éraillée par suite d’un accident.»

D’Artagnan tira de nouveau la bague de son doigt et la rendit à Athos.

Athos tressaillit:

«Tenez, dit-il, voyez, n’est-ce pas étrange?»

Et il montrait à d’Artagnan cette égratignure qu’il se rappelait devoir exister.

«Mais de qui vous venait ce saphir, Athos?

– De ma mère, qui le tenait de sa mère à elle. Comme je vous le dis, c’est un vieux bijou… qui ne devait jamais sortir de la famille.

– Et vous l’avez… vendu? demanda avec hésitation d’Artagnan.

– Non, reprit Athos avec un singulier sourire; je l’ai donné pendant une nuit d’amour, comme il vous a été donné à vous.»

D’Artagnan resta pensif à son tour, il lui semblait voir dans l’âme de Milady des abîmes dont les profondeurs étaient sombres et inconnues.

Il remit la bague non pas à son doigt, mais dans sa poche.

«Écoutez, lui dit Athos en lui prenant la main, vous savez si je vous aime, d’Artagnan; j’aurais un fils que je ne l’aimerais pas plus que vous. Eh bien, croyez-moi, renoncez à cette femme. Je ne la connais pas, mais une espèce d’intuition me dit que c’est une créature perdue, et qu’il y a quelque chose de fatal en elle.

– Et vous avez raison, dit d’Artagnan. Aussi, je m’en sépare; je vous avoue que cette femme m’effraie moi-même.

– Aurez-vous ce courage? dit Athos.

– Je l’aurai, répondit d’Artagnan, et à l’instant même.