– Eh bien, vrai, mon enfant, vous avez raison, dit le gentilhomme en serrant la main du Gascon avec une affection presque paternelle; que Dieu veuille que cette femme, qui est à peine entrée dans votre vie, n’y laisse pas une trace funeste!»
Et Athos salua d’Artagnan de la tête, en homme qui veut faire comprendre qu’il n’est pas fâché de rester seul avec ses pensées.
En rentrant chez lui d’Artagnan trouva Ketty, qui l’attendait. Un mois de fièvre n’eût pas plus changé la pauvre enfant qu’elle ne l’était pour cette nuit d’insomnie et de douleur.
Elle était envoyée par sa maîtresse au faux de Wardes. Sa maîtresse était folle d’amour, ivre de joie: elle voulait savoir quand le comte lui donnerait une seconde entrevue.
Et la pauvre Ketty, pâle et tremblante, attendait la réponse de d’Artagnan.
Athos avait une grande influence sur le jeune homme: les conseils de son ami joints aux cris de son propre cœur l’avaient déterminé, maintenant que son orgueil était sauvé et sa vengeance satisfaite, à ne plus revoir Milady. Pour toute réponse il prit donc une plume et écrivit la lettre suivante:
«Ne comptez pas sur moi, madame, pour le prochain rendez-vous: depuis ma convalescence j’ai tant d’occupations de ce genre qu’il m’a fallu y mettre un certain ordre. Quand votre tour viendra, j’aurai l’honneur de vous en faire part.
«Je vous baise les mains.
«Comte de Wardes.»
Du saphir pas un mot: le Gascon voulait-il garder une arme contre Milady? ou bien, soyons franc, ne conservait-il pas ce saphir comme une dernière ressource pour l’équipement?
On aurait tort au reste de juger les actions d’une époque au point de vue d’une autre époque. Ce qui aujourd’hui serait regardé comme une honte pour un galant homme était dans ce temps une chose toute simple et toute naturelle, et les cadets des meilleures familles se faisaient en général entretenir par leurs maîtresses.
D’Artagnan passa sa lettre tout ouverte à Ketty, qui la lut d’abord sans la comprendre et qui faillit devenir folle de joie en la relisant une seconde fois.
Ketty ne pouvait croire à ce bonheur: d’Artagnan fut forcé de lui renouveler de vive voix les assurances que la lettre lui donnait par écrit; et quel que fût, avec le caractère emporté de Milady, le danger que courût la pauvre enfant à remettre ce billet à sa maîtresse, elle n’en revint pas moins place Royale de toute la vitesse de ses jambes.
Le cœur de la meilleure femme est impitoyable pour les douleurs d’une rivale.
Milady ouvrit la lettre avec un empressement égal à celui que Ketty avait mis à l’apporter, mais au premier mot qu’elle lut, elle devint livide; puis elle froissa le papier; puis elle se retourna avec un éclair dans les yeux du côté de Ketty.
«Qu’est-ce que cette lettre? dit-elle.
– Mais c’est la réponse à celle de madame, répondit Ketty toute tremblante.
– Impossible! s’écria Milady; impossible qu’un gentilhomme ait écrit à une femme une pareille lettre!»
Puis tout à coup tressaillant:
«Mon Dieu! dit-elle, saurait-il…» Et elle s’arrêta.
Ses dents grinçaient, elle était couleur de cendre: elle voulut faire un pas vers la fenêtre pour aller chercher de l’air; mais elle ne put qu’étendre les bras, les jambes lui manquèrent, et elle tomba sur un fauteuil.
Ketty crut qu’elle se trouvait mal et se précipita pour ouvrir son corsage. Mais Milady se releva vivement:
«Que me voulez-vous? dit-elle, et pourquoi portez-vous la main sur moi?
– J’ai pensé que madame se trouvait mal et j’ai voulu lui porter secours, répondit la suivante tout épouvantée de l’expression terrible qu’avait prise la figure de sa maîtresse.
– Me trouver mal, moi? moi? me prenez-vous pour une femmelette? Quand on m’insulte, je ne me trouve pas mal, je me venge, entendez-vous!»
Et de la main elle fit signe à Ketty de sortir.
CHAPITRE XXXVI
Le soir Milady donna l’ordre d’introduire M. d’Artagnan aussitôt qu’il viendrait, selon son habitude. Mais il ne vint pas.
Le lendemain Ketty vint voir de nouveau le jeune homme et lui raconta tout ce qui s’était passé la veille: d’Artagnan sourit; cette jalouse colère de Milady, c’était sa vengeance.
Le soir Milady fut plus impatiente encore que la veille, elle renouvela l’ordre relatif au Gascon; mais comme la veille elle l’attendit inutilement.
Le lendemain Ketty se présenta chez d’Artagnan, non plus joyeuse et alerte comme les deux jours précédents, mais au contraire triste à mourir.
D’Artagnan demanda à la pauvre fille ce qu’elle avait; mais celle-ci, pour toute réponse, tira une lettre de sa poche et la lui remit.
Cette lettre était de l’écriture de Milady: seulement cette fois elle était bien à l’adresse de d’Artagnan et non à celle de M. de Wardes.
Il l’ouvrit et lut ce qui suit:
«Cher monsieur d’Artagnan, c’est mal de négliger ainsi ses amis, surtout au moment où l’on va les quitter pour si longtemps. Mon beau-frère et moi nous avons attendu hier et avant-hier inutilement. En sera-t-il de même ce soir?
«Votre bien reconnaissante,
«Lady Clarick.»
«C’est tout simple, dit d’Artagnan, et je m’attendais à cette lettre. Mon crédit hausse de la baisse du comte de Wardes.
– Est-ce que vous irez? demanda Ketty.
– Écoute, ma chère enfant, dit le Gascon, qui cherchait à s’excuser à ses propres yeux de manquer à la promesse qu’il avait faite à Athos, tu comprends qu’il serait impolitique de ne pas se rendre à une invitation si positive. Milady, en ne me voyant pas revenir, ne comprendrait rien à l’interruption de mes visites, elle pourrait se douter de quelque chose, et qui peut dire jusqu’où irait la vengeance d’une femme de cette trempe?
– Oh! mon Dieu! dit Ketty, vous savez présenter les choses de façon que vous avez toujours raison. Mais vous allez encore lui faire la cour; et si cette fois vous alliez lui plaire sous votre véritable nom et votre vrai visage, ce serait bien pis que la première fois!»
L’instinct faisait deviner à la pauvre fille une partie de ce qui allait arriver.
D’Artagnan la rassura du mieux qu’il put et lui promit de rester insensible aux séductions de Milady.
Il lui fit répondre qu’il était on ne peut plus reconnaissant de ses bontés et qu’il se rendrait à ses ordres; mais il n’osa lui écrire de peur de ne pouvoir, à des yeux aussi exercés que ceux de Milady, déguiser suffisamment son écriture.
À neuf heures sonnant, d’Artagnan était place Royale. Il était évident que les domestiques qui attendaient dans l’antichambre étaient prévenus, car aussitôt que d’Artagnan parut, avant même qu’il eût demandé si Milady était visible, un d’eux courut l’annoncer.
«Faites entrer», dit Milady d’une voix brève, mais si perçante que d’Artagnan l’entendit de l’antichambre.
On l’introduisit.
«Je n’y suis pour personne, dit Milady; entendez-vous, pour personne.»
Le laquais sortit.
D’Artagnan jeta un regard curieux sur Milady: elle était pâle et avait les yeux fatigués, soit par les larmes, soit par l’insomnie. On avait avec intention diminué le nombre habituel des lumières, et cependant la jeune femme ne pouvait arriver à cacher les traces de la fièvre qui l’avait dévorée depuis deux jours.
D’Artagnan s’approcha d’elle avec sa galanterie ordinaire; elle fit alors un effort suprême pour le recevoir, mais jamais physionomie plus bouleversée ne démentit sourire plus aimable.
Aux questions que d’Artagnan lui fit sur sa santé:
«Mauvaise, répondit-elle, très mauvaise.
– Mais alors, dit d’Artagnan, je suis indiscret, vous avez besoin de repos sans doute et je vais me retirer.
– Non pas, dit Milady; au contraire, restez, monsieur d’Artagnan, votre aimable compagnie me distraira.»
«Oh! oh! pensa d’Artagnan, elle n’a jamais été si charmante, défions-nous.»
Milady prit l’air le plus affectueux qu’elle put prendre, et donna tout l’éclat possible à sa conversation. En même temps cette fièvre qui l’avait abandonnée un instant revenait rendre l’éclat à ses yeux, le coloris à ses joues, le carmin à ses lèvres. D’Artagnan retrouva la Circé qui l’avait déjà enveloppé de ses enchantements. Son amour, qu’il croyait éteint et qui n’était qu’assoupi, se réveilla dans son cœur. Milady souriait et d’Artagnan sentait qu’il se damnerait pour ce sourire.