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— Ce gentleman réclame le corps de M. Cheng Chang, annonça-t-elle, comme si Malko avait réclamé le Koh-i-noor, à une personne qui devait se trouver derrière lui.

Il tourna la tête et se trouva nez à nez avec deux yeux étonnamment bleus surmontant une paire de moustaches rousses, comme seul un colonel anglais de l’armée des Indes peut en porter sans être ridicule.

— Je suis le colonel Archie Whitcomb, annonça le nouveau venu. Directeur de la Sécurité de la colonie.

Comme beaucoup de Blancs vivant en Extrême-Orient, le colonel Whitcomb avait conservé un visage étonnamment lisse pour son âge. Il passerait d’un coup de quarante à soixante-dix ans, le jour où il prendrait sa retraite.

Avec sa silhouette interminable et dégingandée, son short kaki et son stick, il semblait sortir d’un livre de Kipling. Mais il n’avait pas l’air d’un imbécile et sa poignée de main avait la force d’un étau.

Malko se demanda comment il pouvait supporter des chaussettes de laine blanche par une chaleur pareille, mais surtout ce qu’il lui voulait. L’avertissement de Dick Ryan était gravé dans sa mémoire.

— Je suis le prince Malko Linge, dit-il, en se levant, aussi snob, de Liezen, en Autriche.

Le colonel Whitcomb était trop bien élevé pour mettre en doute la parole d’un gentleman ou supposé tel, mais son œil bleu prit une expression infiniment lointaine. Il laissa tomber, glacial :

— Autrichien, n’est-ce pas ? Vous portez un beau nom… « À qui l’avez-vous volé ? » semblait-il dire. Les yeux bleus toisaient Malko, incisifs et durs. Vexé, ce dernier faillit lui énumérer quelques-uns de ses titres : Chevalier d’honneur et de dévotion de l’Ordre souverain de Malte, chevalier du Saint-Sépulcre, Grand voïvode de la Voïvodie de Serbie… mais c’eût été déplacé. Il préféra attaquer sur le sujet brûlant :

— A-t-on retrouvé le corps de M. Cheng Chang ? Le colonel Whitcomb lissa sa moustache, rêveur.

— Puis-je vous demander, sir, fit-il d’une voix douce, pourquoi vous vous intéressez tellement à cette personne ?

La réponse de Malko était prête depuis deux jours et ses yeux dorés, tout aussi innocents que ceux du colonel :

— Mais certainement. Je suis venu à Hong-Kong repérer les extérieurs d’un film que ma maison de production a l’intention de tourner dans la colonie. M. Cheng Chang avait déjà travaillé pour moi et était porteur de papiers qui n’ont de valeur que pour moi, mais qui m’éviteraient de perdre un temps précieux.

« Mais vous-même, colonel, je suis flatté de l’intérêt que vous me portez…»

L’Anglais laissa tomber sèchement :

— Sir, lorsqu’un avion civil est saboté avec quarante-sept personnes à bord, il est du devoir des autorités de mener une enquête sérieuse. C’est ce que nous faisons.

— Effectivement, renchérit Malko, votre tâche ne doit pas être facile. Avec toutes ces bombes…

— Quelles bombes ?

Les yeux bleus étaient plantés dans les siens, Nelson à la bataille de Trafalgar. Il ne pouvait y avoir de bombes sur un territoire de Sa Majesté. Lorsque l’intérêt de la Couronne était en jeu, le colonel Archie Whitcomb, DSO[9], savait être d’une hypocrisie sans limite.

Ses amis anglais le présentaient comme un être admirable et exemplaire : un tiers apôtre, un tiers esthète, un tiers bienfaiteur de l’humanité. Un ange du Bon Dieu qui propageait dans les lointains territoires de la Couronne le message de feu la reine Victoria aux Chinois de bonne volonté.

Il y en avait, hélas, de moins en moins.

Certains Américains des Services spéciaux l’accusaient par contre de dénoncer aux communistes les Chinois de Taipeh qui se montraient trop remuants. Et d’avoir oublié pendant deux ans d’avertir ces derniers – en principe des alliés – que leur filière d’infiltration en Chine rouge, à partir de Hong-Kong, menait directement à la prison de Canton, où les espions étaient découpés en petits cubes ou achetés, selon leur rang.

Pour répondre à ces commérages vipérins, le colonel Whitcomb animait les cocktails du Cricket Club en racontant l’histoire récente d’un des responsables de la CIA de Hong-Kong, le capitaine Bliss. Sa marotte était de vouloir monter des maquis anticommunistes en Chine continentale. Tout le monde le savait. Un beau jour, il avait été contacté par un général de Taipeh, qui, sous le sceau du secret, lui avait confié avoir une petite troupe opérant à deux cents milles de Hong-Kong. Il lui avait même communiqué les fréquences radio utilisées par ce minimaquis. Bien entendu, le capitaine Bliss s’était rué sur les stations d’écoute. Oh ! miracle, on avait bien capté des messages d’un certain poste Radio-Chine libre, sans conteste anticommuniste. Les spécialistes de la gonio avaient situé l’émission sur la côte de Chine, près de la ville de Chik Chu.

Le lendemain, Bliss avait supplié le général d’accepter vivres, munitions, argent pour développer son maquis. L’autre s’était fait poliment prier, mais, un mois plus tard, il commençait à se faire construire à Formose une villa de vingt-six pièces avec piscine chauffée et rachetait des parts dans le plus important bordel de l’île. Sa fortune aurait été complète si des petits camarades jaloux n’avaient prévenu le capitaine Bliss que le « maquis » consistait en tout et pour tout en une jonque rapide, louée par le général, qui s’approchait un quart d’heure par jour des côtes pour émettre…

Le général avait disparu dans sa villa pas finie et le capitaine Bliss avait été muté à Anchorage (Alaska).

Malko ignorait tout cela mais l’intervention du colonel Whitcomb ne lui plaisait pas. Les yeux de l’Anglais transperçaient Malko avec l’intensité d’un rayon gamma.

Heureusement qu’il ne portait aucune arme, obéissant aux consignes de David Wise…

D’ailleurs, en passant la douane, à son arrivée, la préposée avait examiné les bagages méticuleusement, jugeant avec sévérité jusqu’à la longueur de la lime à ongles. Nuit et jour, les jonques des trafiquants passaient en contrebande des tonnes de marchandise, mais un accord tacite entre communistes et Anglais avait banni tout trafic d’armes. À quoi bon, d’ailleurs ? L’armée chinoise était à quinze milles du Hilton. Le jour où les autorités de Pékin décideraient de submerger la colonie, la seule chose qui les retarderait serait la circulation effroyablement lente entre Lo-hu, le poste frontière des Nouveaux-Territoires, et Kowloon.

Oubliant ses bombes, le colonel Whitcomb arracha Malko à sa méditation :

— Vous souhaitiez avoir des nouvelles de M. Cheng Chang, laissa-t-il tomber. Je vais vous satisfaire. Si vous voulez bien me suivre…

Les deux hommes se toisèrent : Malko était presque certain que l’Anglais ne se faisait aucune illusion sur sa véritable identité. Sans répondre, il se leva et suivit le colonel. La Chinoise s’était replongée dans ses paperasses et dans son formol.

Le colonel Whitcomb marchait à grands pas, précédant Malko. Ils traversèrent deux cours, plusieurs couloirs, pour s’arrêter finalement devant une porte vitrée gardée par un policier chinois qui salua le colonel avec la raideur d’un horse-guard. Ce dernier ouvrit la porte et s’effaça pour laisser passer Malko. Il sembla à celui-ci qu’une discrète lueur d’ironie brillait au fond de l’œil bleu.

La pièce, aux murs ripolinés blancs, comme une salle d’attente d’hôpital, était nue, à l’exception d’un banc de bois.

Trois femmes y étaient assises, des Chinoises, un peu écartées les unes des autres, comme si elles n’avaient pas voulu se parler, les yeux baissés et les mains croisées sur les genoux. Toutes les trois en blanc, couleur de deuil, en Chine.

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9

Distinguished Service Order.