Celle de gauche pouvait avoir trente-cinq ans, était coiffée avec une natte traditionnelle et portait un cheong-sara de coton immaculé, mettant en valeur une poitrine peu courante chez les femmes de sa race. Elle froissait dans ses mains un petit mouchoir et ses yeux étaient rouges de larmes. Son regard effleura Malko et elle laissa sa tête retomber.
Il resta en arrêt devant sa voisine. Il avait rarement vu un visage d’une telle beauté. Lisse et rond, un peu comme une Thaïlandaise, un nez à peine épaté, des lèvres délicatement ourlées, des cheveux sombres et fins tombant en cascade sur les épaules. Sans le regard, on aurait pu la prendre pour une très jeune fille, très innocente. Mais les yeux marron étaient durs et vides, comme si toute la laideur du monde s’y était reflétée. Son regard traversa Malko comme s’il avait été un morceau de bois et se fixa sur le colonel Whitcomb, sans aménité. Malko s’attarda à la détailler. Son pantalon de soie blanche et son chemisier presque transparent juraient presque comiquement avec le vêtement classique de sa voisine. Elle avait des membres fins, presque grêles et une taille incroyablement mince.
Au moment où il posait les yeux sur elle, la troisième se leva, comme mue par un ressort, et apostropha en chinois le colonel Whitcomb d’une voix acerbe. Elle était beaucoup plus jeune. Son pantalon et sa tunique à col officier étaient coupés dans un tissu raide et rugueux, sans la moindre recherche d’élégance. Elle n’était pas maquillée et son visage volontaire et dur ressemblait à un museau de pékinois. Parfaitement à l’unisson de sa voix. L’Anglais lui imposa silence d’une phrase brève en chinois et pointa son doigt sur la banquette avec un sourire ironique pour Malko.
— Je vous présente Mme Cheng Chang.
Son doigt décrivit un arc de cercle et désigna la beauté du milieu.
— Également Mme Cheng Chang.
Il termina sur la Chinoise au mouchoir qui leva les yeux en entendant prononcer le nom du Chinois.
— Et encore Mme Cheng Chang.
Sale truc ! pensa Malko. Voilà pourquoi le colonel lui montrait tant de sollicitude.
— Vous voulez dire que ces trois femmes prétendent toutes les trois être la veuve de M. Cheng Chang, demanda-t-il.
— Exactement ! fit le colonel en détachant chaque syllabe.
La veuve aux socquettes blanches se leva d’un bond et repartit dans sa diatribe en chinois. Cette fois Whitcomb la laissa parler. Puis traduisit pour Malko.
— Celle-ci me disait justement que les deux autres sont des putains issues de l’union d’un œuf pourri et d’une mandragore. Et qu’elle est la seule véritable épouse de feu Cheng Chang.
— Mais…
Whitcomb haussa ses maigres épaules : son regard n’avait plus aucune expression.
— Les autres disent la même chose. Et elles peuvent aussi le prouver… Regardez.
Il s’adressa aux trois femmes en chinois.
Avec un ensemble touchant, elles sortirent de leurs sacs une carte d’identité qu’elles tendirent au colonel. Celui-ci les prit et les tendit à Malko.
— Regardez.
C’était des documents en chinois. Mais Malko n’eut aucun mal à reconnaître les caractères similaires qui accompagnaient les trois photos. Les trois cartes correspondaient à la même identité ! Perplexe, il rendit les papiers au colonel.
— Vous n’avez donc aucun moyen de vérifier s’il s’agit de faux papiers ?
L’Anglais s’autorisa un discret ricanement.
— À Hong-Kong, dit-il en détachant chaque mot, un extrait de naissance coûte trois mille dollars – cinq cents dollars US. Et comme les pièces sont établies par les employés de l’état civil, elles sont aussi authentiques que les vraies. Nous avons tant de réfugiées. Ces trois femmes prétendent être nées respectivement à Canton, à Tchoung-king et à Hou-tchéou. Vous allez peut-être pouvoir m’aider, puisque vous connaissiez leur mari.
— Avez-vous une idée de la raison pour laquelle ces femmes réclament toutes les trois le corps de ce pauvre Cheng Chang ?
— Pas plus que de la raison pour laquelle vous le réclamez.
Avec un ensemble touchant, les trois veuves levèrent la tête. Malko eut l’impression désagréable d’être une mouche sur une plaque de verre.
En tout cas, elles comprenaient toutes les trois l’anglais. Malko comprenait maintenant pourquoi le colonel l’avait mis en présence des trois veuves.
— Je ne connais aucune de ces trois femmes, affirma-t-il. Mais cela ne veut rien dire car nous n’avions que des rapports épistolaires. Je ne l’avais jamais rencontré.
Le colonel Whitcomb approuva avec une grande et soudaine bonhomie, puis dit, comme pour lui-même :
— Je n’ai aucune raison de mettre votre parole en doute, sir, mais je n’arrive pas à comprendre pourquoi tant de gens s’intéressent soudain à ce Cheng Chang qui, d’après nos renseignements, n’était ni très riche, ni très important. Ces passions d’outre-tombe me laissent perplexe, je l’avoue.
Malko était dans un beau pétrin. Comme opération discrète c’était réussi. Maintenant les trois Chinoises le regardaient avec l’air gourmand d’un chat qui va croquer un canari boiteux. Le colonel Whitcomb fouettant distraitement ses socquettes blanches de son stick, semblait particulièrement jouir de la situation. Une au moins de ces trois femmes, devait connaître le secret de Cheng Chang. Il s’agissait de s’en faire une alliée. Si on avait supprimé Cheng Chang avec quarante-six autres personnes, c’est que Max l’ordinateur avait raison.
On ne tue jamais inutilement dans le Renseignement.
— Que comptez-vous faire de ces trois femmes ? demanda Malko.
L’Anglais émit un bruit qui eût passé dans certains clubs très sélects pour un rire :
— Je pourrais évidemment vous demander de patienter avec elles dans cette pièce jusqu’à ce que nous ayons tiré cette affaire au clair, mais ce ne serait pas très agréable pour vous.
— Je ne pense pas, admit Malko, imperturbable.
Le colonel Whitcomb jouait au chat et à la souris. Heureusement que les USA et la Grande-Bretagne, étaient en théorie, des alliés ! Qu’est-ce que cela aurait été autrement…
— Je vais être simplement obligé, continua l’Anglais, de les renvoyer.
De nouveau, il tint un long discours en chinois. Sa maîtrise de la langue était étonnante. En fermant les yeux, Malko aurait cru entendre un autochtone.
Les trois femmes ne répondirent pas au discours du colonel. Simplement, elles se levèrent et sortirent de la pièce à la queue leu leu, la Chinoise en tunique grossière ouvrant la marche. Le colonel contemplait le spectacle mi-ironique, mi-sérieux. Quand il fut seul avec Malko, il remarqua :
— Les Jaunes sont décidément imprévisibles. Votre présence semble les avoir charmées.
Ce n’est pas le mot qu’eût employé Malko. Sans relever l’ironie, il suivit le colonel à travers les couloirs. Les trois veuves marchaient un peu devant eux, sans s’adresser la parole. Ils finirent tous devant la porte de Po-chang Street. Un marchand de soupe chinoise attendait accroupi, avec une grande marmite de cuivre. Ses jambes étaient encore plus maigres que celles du colonel Whitcomb.
Les trois veuves sortirent les premières, traversèrent la rue et s’immobilisèrent sur le trottoir d’en face. L’Anglais tendit la main à Malko.
— Je suis content de vous avoir rencontré, sir, dit-il d’une voix égale. J’espère que la disparition prématurée de M. Cheng Chang ne nuira pas trop au tournage de votre film. Et que votre séjour dans la colonie sera agréable. Méfiez-vous des pickpockets… Si nous avons du nouveau, je ne manquerai pas de vous le faire savoir.