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— Vous êtes souffrant ? demanda Malko, devant l’air décomposé du Chinois…

Holy Tong tenta de se reprendre et esquissa un pâle sourire.

— Non, non, mais j’ai beaucoup de travail et la mort de mon ami a été un choc terrible. Mais vous-même, vous…

— Ce n’était pas à proprement parler un ami, se hâta de dire Malko. Disons une relation d’affaires. Mais il devait me rendre un important service… À propos, vous savez qu’il a été assassiné ? Que l’avion avait une bombe à bord, vraisemblablement pour tuer M. Cheng Chang…

Holy Tong se demanda si Malko remarquait le tremblement de ses mains.

— C’est impossible, affirma-t-il aussi fermement qu’il le put. Qui aurait fait une chose pareille ?

Les yeux dorés de Malko ne cillèrent pas. Selon toute vraisemblance, le Chinois en savait beaucoup plus qu’il ne voulait en dire. Et la meilleure façon de le mettre en confiance, était peut-être de jouer cartes sur table.

— Monsieur Tong, dit-il, je dois vous dire quelque chose. Je travaille pour les Services de renseignements américains et toute cette affaire me semble extrêmement bizarre…

Holy en resta la bouche ouverte.

— Mais en quoi cela me concerne-t-il ? protesta-t-il. Cheng était un ami, rien de plus…

Malko l’apaisa d’un geste de la main :

— Je n’en doute pas. Mais les circonstances de sa mort sont si étranges que je tiens à vous les raconter… Voici ce que je sais.

Il en était à la rencontre avec Mme Cheng Chang quand la secrétaire dit une phrase en chinois à Holy Tong, phrase qui déclencha chez le Chinois une agitation fébrile. Il semblait atteint brusquement de la danse de Saint-Guy. Ses yeux allaient de la porte à Malko, roulant comme des billes de loto. Soudain, il se leva.

— Votre récit me passionne, fit-il, mais pourquoi n’irions-nous pas dîner ? Vous aurez ainsi tout le temps de me mettre au courant.

Un peu surpris, Malko se leva à son tour. Le Chinois le poussa presque hors du bureau. Tant qu’ils restèrent sur le palier, il jeta des coups d’œil inquiets vers le couloir desservi par un autre ascenseur. Ensuite, il traversa le hall du Holland House, comme s’il avait le président Mao lui-même aux trousses. Il ne s’arrêta qu’au bord du trottoir de Ice Street.

Deux pousses arrivaient en trottant, la tête baissée. Le coolie du premier était d’une maigreur squelettique. Il avait les joues creuses et cireuses d’un cadavre ambulant. Holy Tong fit un geste imperceptible de la main et ils s’arrêtèrent docilement. Malko eut un mouvement de recul. Il avait honte de se faire tirer par ces fantômes.

— N’ayez pas de scrupules, dit doucement Holy Tong. Si ce coolie-pousse vous tire pendant un mille il abrège ses jours d’une semaine ; mais s’il n’a pas gagné d’argent ce soir, il sera mort de faim demain matin…

Malko s’installa à contre-cœur sur le siège de moleskine déchiré. Le pousse cracha un jet de salive brunâtre et démarra, les côtes saillantes sous l’effort, se faufilant habilement entre les voitures, le regard atone. Aucun des deux hommes ne remarqua une jeune Chinoise qui descendit d’un taxi, juste au moment où ils bavardaient sur le trottoir. Elle leur jeta un long regard et entra dans le hall du Holland Building. Malko, pour se changer les idées, regarda autour de lui. Le pousse avançait à une vitesse étonnante. Queen’s Road s’était rétréci. Au lieu des buildings massifs c’étaient de vieilles maisons à deux étages, les trottoirs étaient sous arcade, et les piliers disparaissaient sous les énormes caractères rouges annonçant les boutiques.

Le pousse stoppa au coin de Ladder Street, une ruelle en escalier qui montait vers le marché aux voleurs. Malko laissa un billet de cinq dollars. Au moins le coolie mangerait deux jours. Le Chinois empocha l’argent et s’accroupit sur place, entre ses brancards, attendant le prochain client.

Holy attendait Malko, ayant en apparence retrouvé sa bonne humeur. Lorsque son visiteur était arrivé dans son bureau, il avait complètement oublié que Mina devait venir. Sans sa secrétaire, c’était la rencontre. Chose qu’il fallait éviter à tout prix.

Après cela, il aurait eu du mal à faire croire qu’il n’était pas mêlé à l’histoire.

Le restaurant n’avait pas de nom. Situé au dernier étage du seul building de la rue, il ne comptait qu’une clientèle chinoise. Malko et Holy Tong s’installèrent dans un box un peu à part.

Il n’y avait pas de carte. De jeunes Chinoises en minijupes circulaient à travers les tables en proposant d’une voix criarde les plats qu’elles avaient sur des plateaux ronds. Holy en arrêta deux de suite, choisit pour lui et Malko des choses grises et indéfinissables, but coup sur coup trois tasses de thé, tapota les fesses d’une des filles qui s’attardait près de lui et laissa tomber, avec un sourire un peu forcé :

— Ces jeunes filles gagnent très mal leur vie. Comme beaucoup de gens à Hong-Kong. Aussi, elles travaillent toutes dans des maisons de rendez-vous, l’après-midi et le soir. Si vous voulez en choisir une.

Malko déclina poliment l’invitation. Pendant quelques minutes, lui et Holy Tong se plongèrent dans leurs baguettes et leur thé. Malko surveillait son vis-à-vis du coin de l’œil. Holy Tong était un défi à l’électronique. Dire que les informations d’un ordinateur valant des millions de dollars, prodige de la technologie, aboutissaient à ce personnage.

Malko enroula une interminable nouille chinoise autour d’une de ses baguettes. Holy Tong avait déjà fini. Il claqua des doigts pour faire venir une des fillettes serveuses. Celle qui s’approcha portait un plateau recouvert d’une sorte de cloche à fromage en verre. Dessous grouillaient de minuscules serpents jaunes, longs comme le doigt.

— C’est délicieux, affirma Holy. Il n’y a que les très bons restaurants qui en aient. Vous ne voulez pas en goûter ?

Il ne manquait plus que cela !

La serveuse prit une pince et on apporta une bassine d’eau bouillante. L’un après l’autre, la Chinoise prit cinq serpents, les plongea tout vivants dans la bassine et les déposa dans l’assiette de Holy Tong.

Celui-ci commença immédiatement à les décortiquer. Leur chair était blanche comme du poulet et il trempait chaque morceau dans une sauce brûlante.

— Comment êtes-vous parvenu jusqu’à moi ? demanda-t-il, la bouche pleine.

Malko reprit son récit et raconta, en abrégeant sa visite à Mme Cheng Chang. Et la façon dont elle avait été tuée. Du coup, le cinquième serpent de Holy Tong passa de travers, le cyanure, c’était la méthode des communistes…

En cette minute, il aurait donné cinq ans de sa vie pour ne jamais avoir connu Mme Yao. Il était dans un pétrin épouvantable, avec cet agent américain lancé, sans le savoir, à ses trousses. Il en frissonna et avala une tasse de thé si chaud qu’il se brûla.

Malko l’observait, impénétrable.

— Vous ne voyez vraiment pas qui pourrait m’aider à savoir à cause de quoi ce Cheng Chang a été assassiné ? Ainsi que sa femme. Vous étiez son ami. À qui se confiait-il ?

Holy s’épongeait le visage avec une petite serviette chaude. Il en avait vraiment besoin.

— C’est sûrement une erreur, dit-il. Cheng Chang ne s’occupait pas d’affaires de ce genre. C’était un homme paisible.

— Sa femme aussi semblait paisible, souligna Malko. Elle a pourtant été assassinée pratiquement sous mes yeux. Je voudrais bien savoir pourquoi…

Le Chinois eut un geste évasif signifiant que la vie n’avait pas la même valeur à Hong-Kong. Mais son cœur faisait des bonds dans sa poitrine. Il refrénait une furieuse envie de se lever et de prendre ses jambes à son cou pour s’éloigner le plus possible de son vis-à-vis. D’autre part, il était terrorisé en pensant à ce que Mme Yao allait dire. Elle voudrait certainement surveiller cet espion américain. Quoi de plus facile à travers Holy ? Celui-ci frissonna : il se retrouvait à peu de choses près dans la situation qui avait failli lui coûter la vie, vingt ans plus tôt. Avec des gens tout aussi impitoyables que les Japonais.