— Pour un passeport anglais ou américain.
— Que savez-vous ?
Elle secoua la tête avec un ricanement amer.
— Ne faites pas l’idiot. Donnant donnant. Maintenant une fille en slip et soutien-gorge lamé or dansait dans une cage aux barreaux dorés au milieu de la scène, sur un jerk digne de Harlem. Malko hésitait :
— Vous êtes sûre de savoir quelque chose d’important ? Sa belle bouche s’ouvrit en un rictus cruel :
— J’ai l’impression. Je pourrais en tout cas vous mener à quelqu’un qui en sait long.
Il se voyait mal fabriquer un faux passeport. Dick Ryan allait sauter en l’air s’il lui demandait cela. Le State Department était à cheval sur les principes.
— Qui croyez-vous que je sois donc, demanda-t-il, pour pouvoir vous procurer un passeport ?
— Je m’en fous. Si vous voulez savoir quelque chose, je veux un passeport. Ou alors, il y a un autre moyen.
— Quoi donc ?
— Que vous m’épousiez.
Il n’y avait aucune douceur dans sa voix. Elle aurait pu aussi bien lire les cours de la bourse. C’était inattendu. Il se força à sourire :
— Je ne pensais pas vous avoir inspiré une passion aussi soudaine, l’autre jour, à la morgue.
Elle eut une grimace d’agacement :
— Ne faites pas l’idiot. Je veux vous épouser seulement pour partir d’ici, avoir un passeport. Dès que nous serons aux États-Unis, je vous quitterai, je vous le promets. Dans les cinq minutes et vous n’entendrez plus jamais parler de moi. Il vous sera facile d’obtenir un divorce.
— Mais que ferez-vous ?
Elle eut un sourire las qui découvrit ses dents impeccables. Le premier de la soirée.
— Je serai putain, comme ici. Je ne sais rien faire d’autre. Et c’est un métier qu’on peut faire partout. Mais au moins je n’aurai plus peur qu’on m’arrête ou qu’on m’envoie en Chine. Je ne veux plus jamais avoir peur. Plus jamais.
Elle serrait le cristal de son verre à le briser, l’air farouche. Malko était perplexe : que savait-elle vraiment ?
— Pourquoi vous adressez-vous à moi ? demanda-t-il. Ces renseignements sont précieux pour beaucoup de gens.
— Vous êtes le seul à pouvoir me donner ce que je veux, répliqua-t-elle brutalement. Les Anglais ne donneront jamais un passeport à une putain chinoise, et de l’argent, je peux en gagner avec mon corps tant que je veux.
Autour d’eux, on dansait et on flirtait. La fille en or continuait à se remuer dans sa cage. Le Den était plein de touristes qui n’osaient pas sortir de l’hôtel à cause des bombes. Tous escortés de taxi-girls chinoises.
— Je dois réfléchir, dit Malko. Tout cela ne dépend pas de moi. Mais, je vous promets que, si je le peux, je vous ferai sortir de Hong-Kong.
Elle le regarda, avec, pour la première fois, quelque chose d’humain dans les yeux.
— Vrai ?
— Vrai.
— Vous avez des yeux de chat, remarqua-t-elle. Jaunes comme les chats.
Elle prit sa coupe de champagne et la vida d’un coup.
À eux deux, ils avaient bu la bouteille de Moët et Chandon. De quoi faire vivre pendant un an une famille de Kowloon. Mina semblait passablement éméchée. Comme l’orchestre attaquait un slow, elle prit Malko par la main et l’entraîna sur la piste.
Il eut l’impression qu’un serpent chaud et doux s’enroulait autour de lui. Comme si elle n’avait pas d’os, que des courbes rondes.
— Je vais vous montrer comment je gagne mes dollars, murmura-t-elle à son oreille.
— Effectivement, elle lui montra. Toujours le visage hautain et impassible.
— Pouce, dit Malko au bout d’un slow. Je suis convaincu. L’attentat à la pudeur n’était pas loin. Elle relâcha son étreinte et ils continuèrent à danser normalement. Quand ils revinrent à la table, Mina regarda la montre de Malko. Il était près de deux heures du matin. Le temps avait passé vite.
— Partons maintenant, dit-elle, sinon nous n’aurons pas le temps de faire l’amour et je dois me lever tôt demain matin.
— Mais je n’ai pas l’intention de faire l’amour avec vous, protesta doucement Malko.
Elle le regarda, moitié étonnée, moitié ironique :
— Vous n’aimez pas les putains ?
Il lui prit la main et la baisa :
— Vous êtes une femme ravissante, dit-il et je ne connais pas ce mot. Peut-être plus tard quand nous nous connaîtrons mieux. Venez, je vais vous raccompagner.
Le hall du Hilton était désert. Ils prirent un taxi qui les conduisit à l’embarcadère et ensuite un walla-walla qui les déposa de l’autre côté, en face du Peninsula. La Volkswagen était au garage et il ne tenait pas à se perdre dans le dédale de Kowloon City. Mina ne prononça pas une parole de tout le voyage, laissant tremper sa main dans l’eau.
C’est elle qui donna l’adresse au chauffeur de taxi. Le véhicule s’arrêta, dix minutes plus tard, devant un immeuble lépreux hérissé de linge à sécher, selon la mode chinoise.
— Vous pouvez me voir au Kim Hall tous les soirs, dit-elle. Décidez-vous vite.
Elle avait repris toute sa dureté. Malko lui baisa la main. Elle la lui laissa un peu plus longtemps que nécessaire.
— C’est dommage que je sois une putain. Personne ne m’a jamais traitée comme vous ce soir.
Ce furent ses derniers mots. Elle disparut dans l’entrée sombre de l’immeuble.
Dans le taxi, il récapitula les événements. Décidément, Max l’ordinateur n’avait pas tout prévu. Une chose le choquait. Cheng Chang ne semblait pas avoir été un professionnel du Renseignement. Pourtant il avait été sans conteste en possession d’une information vitale. Comment et par qui ?
Malko connaissait maintenant deux veuves. Que lui réservait la troisième ?
CHAPITRE IX
Jamais encore, depuis le début de sa liaison avec Mme Yao, Holy Tong ne s’était aventuré jusqu’à son bureau du Cinéma Astor. Il se sentait mal à l’aise et oppressé en frappant à la porte. C’est la voix autoritaire de sa maîtresse qui répondit immédiatement : il poussa le battant et tenta de se composer un visage avenant et paisible. Mais intérieurement, il tremblait.
— Qu’est-ce que tu fais là ?
Mme Yao marcha sur lui sans lui laisser le temps d’entrer dans la pièce. Il sembla à Holy que les grandes dents jaunes allaient le dévorer.
— Je… je voulais te parler, balbutia-t-il. Pas au téléphone. C’est important.
Elle alla se rasseoir et Holy déglutit devant l’ondulation de sa croupe maigre.
— Tu es fou de venir ici ! fit-elle, d’une voix basse et furieuse.
— On sait que je te soigne, protesta Holy Tong. Soudain, tout ce qu’il avait préparé se dissolvait dans son cerveau. Il commença maladroitement :
— Ce n’est pas bien, tu as fait tuer cette pauvre femme.
Elle n’avait rien fait. C’est encore une chose qui m’empêche de dormir… Mme Yao envoya le mufle en avant :
— Ne te mêle pas de mes affaires. Misérable. Tu es abject. C’est à cause de toi que tout ça est arrivé, de ta langue fourchue ; je devrais te l’arracher, et te la faire manger. Imbécile. C’est tout ce que tu avais à me dire ?
Évidemment ce n’était pas des mots d’amour. Le pauvre Holy Tong commençait à regretter sa visite. Mais le plus dur restait à dire.
— J’ai reçu la visite d’un homme. Un agent américain, je crois. Il… cherchait à savoir. Je veux dire…
Les mots s’embrouillaient dans la tête de Holy Tong sous le regard froid de la Chinoise. Il raconta la visite de Malko, avec trop de détails, parla du traitement qu’il allait lui prodiguer et s’arrêta, le front couvert de sueur.
— Comment t’a-t-il trouvé ? questionna Mme Yao menaçante.