— Je dois partir maintenant, faites-moi savoir le jour exact d’arrivée du Coral-Sea.
Il tendit la main à Malko :
— Félicitation pour votre promotion, cher monsieur. Vous me ferez tenir votre adresse afin que nous puissions vous envoyer des invitations.
Pas la moindre trace d’ironie dans sa voix. Ça sert l’armée des Indes. Il ne serra pas la main de Ryan, mais eut une brève inclination de tête. L’Américain, jouant avec des papiers, répondit à peine. Dès que l’Anglais eut refermé la porte derrière lui Ryan explosa :
— Quel guignol, non, mais quel guignol ! Et faux jeton avec ça ! Ils savent tout ces fumiers-là, mais ils ne lèvent pas le petit doigt. Comme pour le Kwang-si.
— Pourquoi êtes-vous tellement accroché à cette histoire de Kwang-Si ?
Ryan crayonnait rageusement sur la feuille de papier devant lui :
— Parmi les types de Formose, il y en avait un qui n’était pas tout à fait jaune, fit-il sombrement. De chez nous. Ce fumier de Whitcomb le savait parfaitement, mais il considère que Hong-Kong est chasse gardée. Alors vous avez intérêt à faire attention. D’ici qu’il vous balance à ses petits copains, il n’y a pas loin.
« La dernière chose que je ferai avant de partir d’ici, fit rêveusement Ryan, c’est de filer cinq cents dollars à un gars pour qu’il pousse ce fumier d’Anglais sous un tramway. Je partirai heureux.
Charmant…
C’est ce qu’on appelle l’entente cordiale… Malko ne voulut pas s’associer, même moralement, à une aussi vilaine pensée. Ryan ne devait pas être un petit ange, non plus.
— Bon, fit l’Américain, vous avez compris. Il s’agit de retrouver ce foutu bonhomme avant Whitcomb et avant les autres, surtout. À vous de jouer…
— Vous êtes très optimiste, soupira Malko. Il y a deux millions de Chinois à Hong-Kong…
— Démerdez-vous. N’oubliez pas que je vous ai échangé contre un porte-avions, grogna Ryan. Le Coral-Sea arrive dans une semaine et j’aimerais bien en savoir plus sur cette histoire. D’ici à ce qu’ils aient un sous-marin miniature ou un truc comme ça…
» Allez-y. Je suis prêt à vous aider de toutes les façons. C’est-à-dire, en pratique, à vous donner des tickets pour la cantine, une voiture qui vous fera repérer à dix milles et une carte de Hong-Kong…
Il serra quand même vigoureusement la main de Malko et remonta se plonger dans ses synthèses. Malko quitta le consulat, perplexe.
Comment retrouver Cheng Chang ?
Seuls, Holy Tong et peut-être Mina pouvaient l’aider. Les deux étaient aussi peu dignes de confiance l’un que l’autre. Un soleil radieux brillait sur Hong-Kong. Dans la rade, les ferries et les walla-wallas ressemblaient à des jouets. Une grosse jonque, avec des voiles déchirées, défilait majestueusement devant le Central District. Indifférent au luxe de l’île l’équipage, accroupi sur le bordage, se lavait avec des seaux tirés de la mer. Ils arboraient le pavillon communiste et retournaient en Chine, probablement chargés de matériel de contrebande. Une des contradictions de Hong-Kong.
Avant d’entrer au Hilton, Malko songea à l’homme traqué, quelque part dans ce territoire minuscule. Si on le retrouvait, il mourrait certainement. Mais aucun de ceux qui le cherchaient ne s’en souciait. Il était pris dans l’engrenage impitoyable de la guerre secrète.
En face du Hilton, l’équipe de cricket s’entraînait comme si de rien n’était.
CHAPITRE X
Malko allait donner sa clé à la réception quand un cri perçant le fit retourner.
La silhouette diaphane de Po-yick disparaissait complètement entre deux gurkhas trapus qui la tenaient littéralement par la peau du cou. La petite Chinoise se débattait de toutes ses forces en poussant des cris aigus de souris. L’un des hindous la décolla du sol et elle donna de furieux coups de pied. Le sang bleu de Malko ne fit qu’un tour : bousculant deux gros Philippins huileux, il traversa le hall comme une fusée Saturne.
— Laissez cette petite fille tranquille, ordonna-t-il aux gurkhas.
Les deux hindous le regardèrent sans comprendre, haussèrent les épaules et continuèrent à entraîner Po-yick.
Malko se planta devant le plus grand et enfonça son index dans le ventre rebondi :
— Stop it !
Déjà le manager accourait, les gens commençaient à s’attrouper sous l’œil impavide des employés chinois et des hôtesses en long cheong-sam fendu. Ils ne regardaient même pas, comme si la scène s’était déroulée sur une autre planète. La peur.
Malko sourit à Po-yick et la prit par sa seule main libre :
— N’ayez pas peur.
Le manager, un Italien à lunettes, affreusement ennuyé, s’interposa :
— Sir, cette fille est soupçonnée de porter des bombes. Cela fait un long moment qu’elle se dissimule dans le hall. C’est très grave, il ne faut pas entraver l’action de la police.
Malko haussa les épaules et le foudroya de ses yeux dorés :
— Ridicule, elle ne pose pas de bombes. Elle avait rendez-vous avec moi.
— Avec vous ?
La mâchoire de l’Italien sembla se décrocher. Il regarda Malko avec son élégant costume d’alpaga et la petite Chinoise en socquettes blanches. Puis il fit un signe de tête aux deux hindous, qui, dociles, lâchèrent leur proie. Aussitôt, Po-yick vint se réfugier près de Malko, les yeux brillants de fureur derrière ses lunettes. Le manager toussa discrètement :
— Il faut nous excuser, sir, mais dans les circonstances actuelles, n’est-ce pas…
Il s’éloigna, ayant hâte d’apporter un potin tout chaud à la réception, qui en avait pourtant vu d’autres. Dignement Po-yick ramassa son cartable et suivit Malko au Dragon Boat Bar. C’est la première fois qu’elle acceptait d’y mettre les pieds. Il n’osa pas lui proposer de monter dans sa chambre. Le colonel Whitcomb aurait été trop content de l’inculper de détournement de mineurs… Il commanda un jus d’orange pour elle et une vodka pour lui, regrettant qu’elle ne puisse goûter au Moët et Chandon que la direction avait fait porter dans sa chambre. Ryan avait dû avertir de sa fraîche nomination…
— Vous étiez venu me voir ? demanda Malko.
La Chinoise hocha la tête et dit d’une voix fluette :
— J’ai raccompagné une amie qui habite tout à côté. Alors je suis passée. Je voulais vous parler de Steve MacQueen. Est-ce que c’est un impérialiste ?
Malko éclata de rire. Où va se nicher le communisme ?
— Pourquoi ? demanda-t-il.
Po-yick prit l’air profondément boudeur.
— Il y a un film de lui qui passe au Royal dans Shen-tung Street. Je voudrais bien le voir, mais Chairman Mao a dit qu’il fallait lutter contre l’impérialisme par tous les moyens. Si Steve MacQueen est un impérialiste, je ne peux pas aller voir le film…
— Je vous assure que Steve n’est pas un impérialiste, pas plus que moi, en tout cas…
Elle le regarda en dessous :
— Tous les Américains sont des impérialistes. Vous n’êtes pas Américain ? L’Autriche, c’est près de l’Amérique ?
— C’est assez loin. Mais nous admirons beaucoup la Chine.
Les lunettes de Po-yick s’embuèrent d’émotion.
Chaque fois qu’elle ne se croyait pas observée, elle dévorait Malko des yeux. Gravement, elle avala son jus d’orange et demanda :
— J’ai peur des hommes barbus. Est-ce que vous voulez me raccompagner jusqu’à la station des autobus, au coin de Ice Street ?
Encore un prétexte pour être avec lui. Malko n’avait rien à faire jusqu’au déjeuner. Sauf chercher Cheng Chang, bien entendu. Tâche à peu près impossible.