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Il paya et, suivi de Po-yick, quitta la pénombre de Dragon Boat Bar pour s’engager dans l’escalator. Le gurkha de service lui jeta un regard noir. Il regrettait sincèrement de ne pas avoir discrètement tordu le cou de la petite fille avant l’arrivée de Malko. Comme tous les hindous, il haïssait cordialement les Chinois.

Un coolie-pousse maigre à glisser sous une porte leur barra le passage et Malko ne s’en débarrassa qu’avec un billet de cinq dollars. Po-yick trottinait à côté de lui, très guillerette. Soudain, avant d’arriver au croisement de Queen’s Road et d’Ice Street, elle s’arrêta et attira Malko par la main près d’une porte cochère. Surpris, il se retrouva dans l’ombre, serré contre la petite fille. Il n’eut pas le temps de se poser de questions sur son étrange conduite.

— Tenez-moi ça, demanda-t-elle.

Elle lui tendait son cartable, pour y fouiller plus à l’aise. Elle en sortit quelque chose qui ressemblait à une lanterne japonaise en papier, couverte de caractères chinois à l’encre rouge.

Vivement, elle souffla dans une sorte d’embouchure et l’objet se gonfla, prenant la forme d’un ballon presque carré, entouré de papier marron. Elle ligatura l’embout et posa l’objet par terre avec un air de concentration comique. Cela avait la taille d’un ballon de football.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda Malko. Poc-yick pouffa :

— Une bombe !

— Une bombe !

Il regarda l’objet. Pourtant, il avait vu gonfler ce qui semblait être un ballon d’enfant. Mais déjà Po-yick l’entraînait par la main. Ils se retrouvèrent sur le trottoir de Queen’s Road. Po-yick marchait nettement plus vite, jusqu’à l’arrêt du bus, où elle se mit dans la file avec un regard espiègle pour Malko.

— Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? fit-il sévèrement.

La Chinoise riait aux anges :

— C’est une bombe démocratique. Enfin, une fausse. Il y a des inscriptions en chinois pour dire de s’écarter, que cela va sauter et tuer les ennemis du peuple. La police va la trouver et enverra une voiture et beaucoup d’agents. Ils ne savent pas si elle est vraie ou pas, vous comprenez ? Comme ça, ils se fatiguent beaucoup et ils n’ont plus le temps de courir après les vrais démocrates…

Malko en était estomaqué. Il regarda en direction de la porte où se trouvait la « bombe ».

— C’est très mal. Et si on vous attrape ?

— Je serai une martyre de la révolution, fit avec un sérieux imperturbable Po-yick. Les policiers me violeront et me battront. Mais je ne dénoncerai personne…

Le bus vert à impériale arrivait. Po-yick se haussa sur la pointe de ses ballerines et embrassa Malko sur la joue.

— Vous êtes très gentil. Puisque vous n’êtes pas un impérialiste, vous n’êtes pas fâché, n’est-ce pas ? Les bombes sont seulement contre les impérialistes…

Passablement affolé, Malko eut le temps de demander :

— Vous faites cela souvent ?

— Chaque fois qu’on me le demande, dit fièrement Po-yick. J’appartiens à la Fraternité des Papillons de Wan-chai. Nous sommes très actifs et…

Le reste se perdit dans le grondement de l’autobus. Malko regarda le lourd véhicule démarrer avec lenteur. Il commençait à comprendre pourquoi les Anglais auraient une dépression nerveuse avant les Chinois…

* * *

Holy Tong mangeait sans appétit. Pourtant, à l’Ascot, il était chez lui et le chef, un ancien légionnaire français déserteur, arrivé un jour du Cambodge, lui mitonnait de merveilleux ragoûts.

Il avait peur. Mme Yao était venue le voir le matin même, dans sa villa. Ils avaient fait l’amour particulièrement bien. Mais il y avait quelque chose de retenu dans l’attitude de la Chinoise qui l’avait effrayé, bien qu’elle n’ait pas dépassé le niveau habituel de mépris. Holy lui avait fidèlement rapporté sa conversation avec Malko. Mme Yao avait paru satisfaite, mais il avait senti une certaine réticence. Sans le regarder, elle avait remarqué :

— Je n’aime pas cet homme. Il semble moins bête que Crâne-d’Œuf. Il peut être dangereux.

Crâne d’Œuf était le surnom donné à Dick Ryan par les communistes.

En se rhabillant, Mme Yao avait dit avec le grincement qui lui tenait lieu de rire :

— Si les Américains t’enlevaient et te torturaient, en enfonçant des aiguilles dans ton gros ventre, tu parlerais.

— Jamais, avait juré faiblement Holy, sans y croire lui-même.

Mme Yao lui avait tordu méchamment le sexe, si fort que des larmes avaient jailli des yeux du Chinois. Elle s’était relevée avec une tape amicale, comme pour le rassurer :

— Tu parlerais, j’en suis sûre.

Holy repoussa son assiette encore aux trois quarts pleine. Les phrases de Mme Yao tournaient en rond dans sa tête. Et il avait rendez-vous avec l’homme aux yeux d’or pour une nouvelle séance d’acupuncture. Il grillait d’envie de lui téléphoner pour se décommander, mais n’osait pas. Ce serait perdre la face. Et, chose beaucoup plus grave, désobéir à Mme Yao.

La porte du restaurant s’ouvrit. Sur Malko. Holy Tong se força à continuer à mâcher. Les yeux de l’arrivant étant dissimulés derrière des lunettes noires il ne voyait pas leur expression. Il se décida pour un sourire timide. Malko, sans se presser s’approcha de la table et s’assit. Holy en avala son beignet sans le mâcher, ce qui lui fit émettre un rot discret.

— Votre ami Cheng Chang est vivant, annonça Malko après avoir pris place en face du Chinois. Voilà une nouvelle qui va vous réjouir, je pense.

Subitement, Holy eut l’impression qu’il était en train de mâcher du coton.

— Mais c’est impossible, s’entendit-il dire.

— Eh ! si, il a pu se sauver à la nage, après l’explosion du Bœing.

Il y eut un silence qui parut interminable au Chinois. Les yeux impitoyables de sa maîtresse dansaient devant lui : il avait déjà vu des cadavres « interrogés » dans les caves du Cinéma Astor.

— Où est-il ? demanda-t-il dans un souffle. De la réponse, dépendait sa vie ou sa mort.

— Je voudrais bien le savoir, soupira Malko. Peut-être pourrez-vous m’aider à le retrouver.

Le Chinois renvoya d’un geste les mangues confites qu’on venait de lui apporter. Malko décida de le laisser mijoter dans son jus.

— Je vous abandonne, dit-il. Je préfère me mettre plus près de la fenêtre. J’aime le spectacle de la rue…

Holy ne le retint même pas. Il nageait dans un bain de sueur. Sa première réaction avait été de se précipiter au téléphone pour prévenir Mme Yao. Heureusement, il n’en avait rien fait. La colère de la Chinoise allait être effroyable. Tant que Cheng Chang n’était pas retrouvé, il y avait une toute petite chance. Peut-être même allait-il mourir… Holy eut honte de cette pensée, mais dans sa situation, c’était pourtant la seule lueur d’espoir. Du coup, il décida de se taire jusqu’à nouvel ordre.

Plongé dans le menu, Malko observait la salle. Il avait décidé de mettre les pieds dans le plat, de jouer un jeu dangereux. Beaucoup de choses lui échappaient dans cette histoire. Les personnes qui gravitaient autour du fantôme de Cheng Chang avaient des rapports étranges. La belle Mina, le lubrique Holy, le colonel Whitcomb, la troisième veuve qu’il n’avait fait qu’entrevoir… Que voulaient-ils tous ? Il y avait de quoi donner du fil à retordre même à Max l’ordinateur. Alors lui qui n’avait qu’un modeste cerveau d’aristocrate un peu barbouze…

Il commanda un gigot, plat rarissime à Hong-Kong. La Légion avait du bon.

* * *

Mme Yao s’était enfermée dans son bureau en dessus du Cinéma Astor pour réfléchir. Pour la première fois depuis des années, elle ressentait un sentiment formellement interdit par les lois non écrites du Parti : de l’attachement pour un être qui était dangereux pour l’action des forces démocratiques.