Elle avait beau se répéter que Holy Tong n’était qu’une misérable larve, un porc qui ne pensait qu’à satisfaire son sexe, un lâche et, pire, un être apolitique, elle n’arrivait pas à se décider à le faire supprimer. C’était pourtant la solution correcte. Elle s’étonnait elle-même. Quel grain de sable bloquait la machine parfaite qui avait fait d’elle la responsable du parti pour Hong-Kong ?
Et pourtant, elle n’y arrivait pas. Aussi commença-t-elle à envisager une seconde politique. Au fond, il suffisait de gagner quelques jours.
La dialectique recommençait à fonctionner. Il lui fallut cinq minutes pour se convaincre elle-même. D’ailleurs, elle faisait d’une pierre deux coups : en sauvant Holy Tong, elle agissait dans le sens de son plan d’intoxication.
Les dés étaient jetés. Pour ce genre de décision, la liquidation d’un individu, il n’y avait pas de direction collégiale. Mme Yao était toute-puissante, à condition, bien entendu, d’établir après coup un rapport circonstancié. Mais elle y excellait.
Elle décrocha son téléphone et composa un numéro qui ne se trouvait dans aucun annuaire.
Malko dut donner cinq dollars au chauffeur de taxi pour qu’il acceptât de le conduire au Kim Hall dans Tai-wang Road. La dernière édition du Hong Kong Standard annonçait que Wan-chai venait d’être bouclée par la police à la suite d’une vraie bombe qui avait fait trois blessés graves, les policiers chargés de la désamorcer. La foule avait empêché les ambulances de parvenir jusqu’au lieu de l’attentat.
Le taxi dévala Hennessy Road, la grande artère de Wang-chai. Les innombrables enseignes « Susie Wong » se balançaient tristement au-dessus des trottoirs déserts.
En montant dans Tai-wang Road, l’animation revint peu à peu. La route escaladait une des collines dominant Wang-chai et, peu à peu, les habitations se faisaient plus rares, mais plus luxueuses. Ils passèrent devant la pagode du Baume-du-Tigre, et le taxi stoppa devant un bâtiment bas dissimulé par une haie de fleurs. La vue était féerique, avec la découverte de Wang-chai et de la baie. Un gamin de six ou huit ans s’arrêta devant Malko : en haillons, il traînait, grâce à une ficelle, une grosse boîte en carton pleine de détritus innommables recouverts de mouches.
Son dîner et celui de la famille. Il jeta un coup d’œil atone à Malko et descendit dans un petit sentier donnant sur Tai-wang Road.
Malko regarda la direction où il avait disparu.
En face un bidonville de boue séchée s’accrochait à même une colline râpée. Les Anglais appelaient pudiquement cela « zone de redistribution ». Un vallon séparait les misérables réfugiés des belles villas de Tai-wang Road et des touristes venant visiter la pagode. Malko sonna à la porte devant lui.
Une Chinoise sans âge vint lui ouvrir. Il n’eut rien à demander. Après avoir refermé la porte, elle le précéda dans un couloir laqué de rouge sombre, faiblement éclairé. Les murs devaient être très épais, car aucun bruit extérieur ne pénétrait. Soudain, il se trouva devant une ouverture fermée par un rideau de velours noir. La Chinoise l’écarta, il descendit quelques marches et se trouva dans un autre monde.
C’était une grande pièce aux murs fluorescents, au plafond assez bas, d’où pendaient d’innombrables cages remplies d’oiseaux de toutes les couleurs.
On se serait cru dans un aquarium. Partout, des bassins étaient creusés dans le sol de mosaïque où glissaient de merveilleux poissons tropicaux aux teintes irréelles. On ne voyait ni tables, ni sièges. Toute la salle était divisée en sortes de boxes, comme un labyrinthe, par des cloisons de verre opaque, coloré et irisé, qui renvoyaient à l’infini la fluorescence des murs.
Malko mit bien une minute pour identifier l’étonnant bruit de fond qui régnait dans ce paradis artificiel : un mélange de musique chinoise authentique et du pépiement des innombrables oiseaux. Au milieu, il y avait une minuscule piste de danse, déserte. D’ailleurs, à première vue, à cause des cloisons de verre, l’ensemble paraissait vide. Ce n’est qu’en tendant l’oreille que l’on surprenait des rires, des voix.
L’inévitable mama-san[12] surgit aussitôt et s’inclina devant Malko.
— Je voudrais voir Mlle Mina, demanda-t-il.
Elle hocha la tête et lui fit signe de la suivre à travers le labyrinthe coloré. Au fur et à mesure qu’il avançait, Malko découvrait derrière chaque cloison de verre des filles plus ravissantes les unes que les autres, longues, diaphanes, avec des robes qui semblaient coulées sur elles. Chaque box comportait une longue table basse où l’on posait les boissons, séparant deux balancelles mœlleuses, croulant de coussins de soie, pour s’asseoir ou s’étendre.
Les boxes qu’aperçut Malko étaient occupés par des Chinois et des hôtesses en très sage conversation. Soudain sa guide s’arrêta devant un box.
Mina s’y trouvait, en grande discussion avec deux autres Chinoises, au fin visage triangulaire. En voyant Malko, elles se levèrent vivement et, sur un regard de Mina, disparurent dans le labyrinthe…
La Chinoise portait une tunique mauve sur des pantalons de même couleur et un maquillage délicat. Malko s’enfonça près d’elle dans le divan.
— Thé ou alcool ? demanda Mina.
— Thé.
Il s’attendait à voir un garçon. Soudain un carré de mosaïque du sol descendit, comme un minuscule ascenseur, découvrant une ouverture sombre. Moins d’une minute après, il reprit sa place, chargé d’un plateau de thé.
Devant la surprise de Malko, Mina daigna sourire.
— Nous aimons la discrétion, dit-elle.
— Voulez-vous fumer l’opium ? Il est excellent, en provenance des hautes vallées de Birmanie.
Malko refusa poliment. Il n’avait d’yeux que pour Mina. Sa beauté était presque incroyable. Comme celle des poissons tropicaux nageant dans le bassin qui se trouvait sous leur table.
— C’est un endroit agréable, remarqua Malko. Féerique même.
La bouche de la Chinoise se tordit :
— Vous croyez ?
C’était si différent des dancings poussiéreux et minables qui foisonnent en Extrême-Orient et où sévissent des putains analphabètes et sans grâce. Ou des immenses halls à taxi-girls où on choisit sa cavalière parmi trois cents filles qui ressemblent à des poupées mécaniques.
— Je veux dire que ce n’est pas une maison de rendez-vous comme tous les dancings de Hong-Kong.
Mina découvrit ses dents éblouissantes :
— Écoutez.
Malko tendit l’oreille. Derrière l’écran qui les séparait de l’autre box s’élevait un bruit confus de soupirs rythmés et de gémissements qui ne laissaient aucun doute sur l’activité pratiquée par ses occupants.
— Il n’y a pas de chambres ici, précisa Mina. Mais ces divans sont assez confortables pour y faire l’amour… Si vous voulez essayer.
Il eut envie d’elle et elle le vit. Mais elle ne bougea pas, l’observant comme un insecte derrière un microscope. Si elle avait seulement posé la main sur lui, il l’aurait prise là, tout de suite, sur la balancelle. Peut-être à cause de cette ambiance d’érotisme collectif et raffiné. Comme si elle avait lu dans les pensées de Malko, Mina précisa :
— Beaucoup d’hommes viennent ici avec leur femme légitime. Pour se retrouver amoureux.
— Ils ne craignent pas d’être dérangés, ironisa-t-il. Les longs doigts de la Chinoise écartèrent un petit coussin de soie, découvrant un véritable clavier dissimulé dans le sol à côté de l’aquarium.