Le colonel salua et sortit. Comme si elle avait attendu derrière la porte, la nurse surgit avec les vêtements de Malko soigneusement plies et repassés. Les blanchisseurs chinois sont les meilleurs du monde… Il s’habilla rapidement, signa quelques papiers et se retrouva dans Salisbury Road, en face du vieil Hôtel Peninsula, la tête lourde et un goût de boue dans la bouche.
Il prit un des taxis en stationnement devant l’hôtel. Il avait hâte de retrouver le confort du Hilton.
Durant la traversée en ferry, il ne quitta même pas son taxi. La réaction à sa baignade forcée se faisait sentir : maintenant il avait les jambes en coton et des élancements dans la poitrine. Sa migraine était encore accentuée par le problème lancinant qu’il n’arrivait pas à résoudre : où se trouvait Cheng Chang ? Où chercher quelqu’un dans cette fourmilière qu’était Hong-Kong ? Dans de nombreux endroits les Blancs ne pouvaient même pas s’aventurer sans mettre leur vie en danger…
Soudain, il eut une illumination. Il existait un endroit où personne ne traquerait le Chinois, ni la police, ni les tueurs lâchés à ses trousses. C’était en tout cas la seule chance à tenter. Malko se pencha vers le chauffeur :
— Nous n’allons plus au Hilton. Emmenez-moi à North Point.
L’immeuble où avait habité la veuve de Cheng Chang était toujours aussi grouillant de monde. Grâce à l’obscurité Malko passa à peu près inaperçu. Il avait fait arrêter le taxi beaucoup plus loin et marché près d’un demi-mille, le long de Victoria Park. À part les hommes de Whitcomb, personne ne pouvait l’avoir suivi. Négligeant l’ascenseur, il monta à pied. Le couloir du huitième étage était désert, éclairé par une ampoule qui était une insulte au progrès.
Deux cachets de cire rouge réunissaient le battant et l’encadrement de la porte close de l’appartement 8 b : la police avait mis les scellés. Il n’avait pas pensé à cela et cela démolissait toute son hypothèse.
Soudain, il entendit un bruit dans l’escalier et s’appuya instinctivement contre la porte. Le battant céda de quelques millimètres, découvrant un espace entre le bois et la cire : le cachet avait été décollé. Donc, on pouvait entrer dans l’appartement sans que personne ne s’en aperçoive…
Il fouilla ses poches et trouva un canif. La serrure semblait assez simple. À tout hasard, il glissa la lame entre le pêne et le montant, puis appuya de toutes ses forces.
À son grand étonnement, il y eut un « clic » sec et la porte s’ouvrit, dévoilant l’entrée obscure : la serrure n’était pas fermée à clé.
Sans réfléchir, il poussa un peu plus le battant, se glissa à l’intérieur et referma sur lui. Il était dans une obscurité totale. Soudain, il réalisa qu’il risquait sa vie.
S’il était armé, Cheng Chang, aux abois, ne devait pas faire beaucoup de sommations.
Il resta plusieurs secondes accroupi dans le noir contre la porte. Aucun bruit ne venait de l’appartement.
Puis, il appela doucement :
— Cheng Chang, n’ayez pas peur, je suis un ami. Un Américain. Rien.
Il répéta son appel, plusieurs fois, puis se décida à avancer dans le noir. Il se heurta aussitôt à la porte fermée. Il s’emmêla dans le rideau séparant le living de l’entrée, et se glissa dessous. Aussitôt une odeur connue lui sauta au visage : l’opium.
Un sixième sens lui disait que la pièce était vide. Il fit assez de bruit volontairement pour éliminer tout doute.
Puis après avoir vérifié à tâtons que les stores de bois étaient fermés, il alluma.
À première vue, rien n’avait changé depuis sa dernière visite. La « fille du docteur » trônait toujours sur la petite table. Les meubles étaient en place. On voyait encore par terre les traces de craie qui avaient servi à délimiter les contours du corps de Mme Cheng Chang.
Il alluma dans la chambre et entra. Le lit portait l’empreinte d’un corps. À son pied se trouvait un plateau avec une pipe et un nécessaire complet de fumeur d’opium. Sous un fauteuil il vit plusieurs boîtes de conserve vides et une serviette en boule. Il la ramassa et l’examina : elle était constellée de taches de sang séché.
Qui d’autre que Cheng Chang pouvait se cacher dans cet appartement ? C’était le dernier endroit où ses ennemis iraient le chercher. Le linge taché disait qu’il était blessé. Peut-être gravement.
Malko retourna dans le living, s’assit dans un fauteuil. Il ignorait comment, mais Cheng Chang savait que la bombe dans le Bœing était pour lui. La peur était plus forte que le désir de monnayer l’information qu’il détenait. Il n’y avait qu’une chose à faire : attendre qu’il revienne. S’il revenait… Rien n’indiquait qu’il ait été là récemment. Peut-être avait-il changé de cachette. Il décida de passer la nuit. Si Chang était sorti pour se nourrir ou pour toute autre raison, il rentrerait assez vite.
En prévoyance d’une longue attente, il s’étendit sur le divan et chercha à ne plus penser, pour se détendre un peu. Puis, il éteignit la lampe.
Le temps passait lentement. Les bruits du grand building devinrent familiers à Malko. Les cris, les radios, les pleurs des enfants. Cette attente dans le noir était éprouvante pour les nerfs. Et soudain le téléphone sonna.
C’était un son tellement inattendu que Malko bondit littéralement du canapé.
La sonnerie continuait, insistante. Il se rapprocha de l’appareil, posé dans l’entrée. Il n’avait que quelques secondes pour prendre une décision : répondre ou ne pas répondre ?
À première vue, c’était idiot de signaler sa présence, pourtant un pressentiment le fit décrocher à la septième sonnerie. D’abord, il n’y eut qu’un silence au bout du fil. Puis une voix angoissée et cassée dit en anglais :
— Partez, partez vite, je vous en supplie…
Il y avait un halètement en bruit de fond comme si la personne qui parlait avait du mal à respirer. Malko ne répondit pas tout de suite. Il était sûr que c’était l’homme qu’il recherchait, le Chinois traqué : Cheng Chang. Mais comment prenait-il le risque de parler ainsi ? Soudain, il repensa au craquement entendu dans l’escalier. Le Chinois devait monter à pas de loup derrière lui. La faible lueur de l’ampoule du palier avait été suffisante pour reconnaître un Blanc, donc en principe un ami.
— Cheng Chang, dit très lentement Malko, je sais qui vous êtes. Je suis Américain, je veux vous aider. Où êtes-vous ?
Il y eut une sorte de sanglot étouffé :
— Partez, partez, répéta l’homme.
Malko sentit un tel désespoir et une telle terreur dans sa voix qu’il fut submergé de pitié.
— Écoutez-moi, supplia-t-il, vous êtes traqué, vous ne pouvez pas vous cacher indéfiniment. Ils vous prendront. Moi je peux vous aider, vous sauver.
L’homme ne répondit pas tout de suite. Malko sentit qu’il l’avait ébranlé. Il continua :
— Nous pouvons vous faire quitter Hong-Kong. Dites-moi où vous êtes… Nous vous protégerons.
— Non, non, fit Cheng Chang, hâtivement, c’est trop dangereux. J’ai peur.
— Venez au consulat.
— C’est trop dangereux, répéta le Chinois…
Malko sentait une méfiance profonde dans la voix de Cheng Chang. Et en même temps qu’il avait envie de dire quelque chose.
— Je peux vous donner un passeport et de l’argent pour quitter Hong-Kong, promit-il. Mais dites-moi où vous êtes.
Le silence se prolongea, dépassant les limites d’une pause normale, pour devenir une épreuve de volonté. Malko sentait que le Chinois était ébranlé. Puis, il prit une profonde inspiration, comme un sportif fatigué qui va tenter un dernier effort.
— Vous dites la vérité ?
À la fin de la phrase, le ton était monté de façon bizarre. Malko sentait son interlocuteur au paroxysme de la peur et du désespoir.