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— Oui, fit Malko d’une voix volontairement neutre.

De nouveau, ce fut le silence. Le léger grésillement des parasites qu’on n’entendait pas durant la conversation, ressortait maintenant comme un violent crépitement.

Lorsque Cheng Chang reprit la parole, cela fit à Malko l’effet d’une aiguille qui lui perçait le tympan.

— Qui êtes-vous ? demandait-il.

Malko lui répondit rapidement, épela son nom, donna le numéro de sa chambre au Hilton. Il sentait que, s’il employait le mot qu’il ne fallait pas, Cheng Chang raccrocherait, que ce serait fini.

— Je vous téléphonerai, dit soudain le Chinois.

Il s’exprimait comme un homme en proie à un profond désarroi. Le vocabulaire et la syntaxe étaient normaux, mais on sentait chez lui les échos d’une détresse sans appel. Il n’arrivait pas à prendre sa décision.

Sans prévenir, il raccrocha. Les oreilles bourdonnantes Malko reposa le combiné. Le silence pesant de l’appartement l’étouffa. Cheng Chang, où qu’il soit, ne viendrait pas. Maintenant il fallait prier et attendre. Il savait qu’il avait marqué quelques points sur la peur du Chinois, mais il ignorait si c’était assez pour la faire basculer et le débarrasser de sa peur viscérale d’animal traqué.

Il ressortit, refermant soigneusement la porte derrière lui. L’escalier était désert et il regagna la rue sans encombre. Peut-être Cheng Chang le guettait-il dans l’ombre.

Le Coral-Sea arriverait dans cinq jours. Il fallait que le Chinois se décide à téléphoner d’ici là.

CHAPITRE XII

Le taxi déposa Malko et Mina sur le port d’Aberdeen, devant l’embarcadère du restaurant flottant Sea-Palace. L’odeur de pourriture aurait fait reculer un putois. Devant eux un enfant chinois sortit son sexe et se mit tranquillement à faire pipi sur un tas d’immondices.

Brusquement, avec ses vêtements bien coupés et cette jolie fille maquillée jusqu’au bout des ongles à son bras, Malko se sentit déplacé.

Aberdeen, c’est le chancre de Hong-Kong. Dans un port minuscule et boueux, au flanc sud de l’île, à l’opposé des lumières de Victoria City, sont venus s’agglomérer petit à petit trois ou quatre mille jonques. Serrées les unes contre les autres, elles forment un magma noirâtre et nauséabond où survit une population misérable de réfugiés ne possédant que les quelques planches pourries qui s’enfoncent peu à peu dans l’eau fangeuse.

Personne n’a jamais vraiment cherché à savoir de quoi vivent les habitants de cette mer des Sargasses en miniature. La prostitution, le vol et la mendicité organisée sont les activités les plus riantes. De temps en temps on repêche un corps lardé de coups de couteau ou étranglé. Ou un fœtus à demi dévoré par les rats. Pour un homme traqué, c’est un refuge pratiquement inviolable : les jonques communiquent toutes les unes avec les autres, et fouiller leurs cales prendrait jusqu’au Jugement dernier. Il y a de tout, depuis l’atelier où on mutile les enfants pour en faire des mendiants inspirant assez de pitié, jusqu’aux bordels pour coolies-pousses, garnis de squelettes pustuleux et édentés.

Peu à peu, le chancre gagne le bord, envahit le petit village d’Aberdeen, étendant ses tentacules jusqu’à l’immense cimetière chinois qui recouvre la colline.

Toujours génialement commerçants, quelques riches Chinois ont planté dans ce port du désespoir et de la misère, deux énormes bateaux-restaurants ruisselants de lumières, de dorures et de victuailles, écrasant de leurs masses les jonques noires et pouilleuses. Ainsi, tout en dégustant des nids d’hirondelle importés clandestinement de Changhaï, les étrangers peuvent admirer sans danger le cloaque humain qui les cerne.

Plongé dans ses pensées, Malko regardait les reflets rouges des milliers d’ampoules du Sea-Palace. On aurait dit du sang. Autour du quai, des miséreux dormaient dans des coins d’ombre, à même le sol. D’autres somnolaient, accroupis, dans l’immuable position de l’Asie.

Une Chinoise sans âge, portant un bébé dans le dos, s’accrocha à lui. En mauvais anglais, elle proposait une jonque pour visiter Aberdeen. Cinq dollars. Des dizaines de petites embarcations, conduites par des femmes, s’agglutinaient autour du ponton, essayant d’attirer l’attention, avec des voix aiguës. Malko choisit celle qui semblait le moins sale et aida Mina à monter dedans. L’arrière était aménagé en banquette. La sampanière, qui n’avait pas quinze ans, godillait avec ardeur. Sous sa crasse et ses haillons, elle avait un visage gracieux. Elle ne portait pas le traditionnel pantalon de soie, mais une minijupe de satinette noire.

Plusieurs fois, elle sourit, cherchant à saisir le regard de Malko. Poliment, il lui rendit son sourire. Elle en profita pour écarter imperceptiblement les genoux. Il put voir ainsi qu’elle ne portait rien sous sa jupe. Le sourire s’était accentué.

Mina eut un rictus méprisant et cracha dans l’eau. La sampanière marmonna quelque chose et serra les jambes. Parfois, les Blancs, même accompagnés, ne dédaignaient pas une fantaisie rapide dans l’ombre des grosses jonques. Toujours le frisson du risque. Mais, philosophe, elle cessa ses avances. D’ailleurs, ils abordaient le Sea-Palace. Le bateau-restaurant comportait trois étages somptueusement décorés. Il régnait un vacarme épouvantable au troisième, où une noce s’était donné rendez-vous.

On les installa dans la salle du bas, croulant sous les dorures et les lambris. Rien que la décoration avait coûté un million de dollars Hong-Kong. De quoi nourrir les ombres qui entouraient le Sea-Palace pendant un an… Avec un mauvais goût délirant les dorures succédaient aux dorures, les dragons innombrables auraient épuisé saint Michel. Il y avait très peu de Chinois. Derrière les vitres sales, des petits mendiants en barque imploraient qu’on leur jetât quelques restes.

Les garçons chinois toléraient ce manège. D’abord, pour le pittoresque, et ensuite, pour éviter de se retrouver flottant entre deux eaux, un couteau dans le dos.

Malko choisit un menu classique, sans illusion sur la qualité des plats. Le Sea-Palace n’était certainement pas un palais de la gastronomie.

On leur apporta un potage aux nids d’hirondelle, graisseux et fade. Puis des langoustines à la sauce trop forte pour faire passer le manque de fraîcheur. Seul le thé était bon. Mina mangeait rapidement et semblait pourtant apprécier ce piètre repas. Malko la surveillait du coin de l’œil. Inexplicablement, il appréciait la présence de cette putain qui ne se cachait pas de l’être. En dépit de ses traits presque parfaits, elle distillait un froid glacial et restait aussi insaisissable qu’un chat.

Malko se demandait s’il avait bien fait de sortir avec Mina. Il aurait pu décommander leur rendez-vous. Toute la journée, il avait attendu dans sa chambre du Hilton le coup de téléphone de Cheng Chang.

En vain. Le Chinois, repris par sa peur, se terrait. Très probablement, il n’appellerait pas. Avec lui s’évanouissait la meilleure chance de savoir ce qui se tramait contre le Coral-Sea. Dick Ryan était nerveux. La tentative de meurtre contre Malko l’inquiétait. Il craignait que les Chinois ne s’attaquent aux hommes de la 7e flotte quand ils seraient à terre. Au fond des alcôves des Suzie Wong Bars, c’étaient des proies faciles. Et si on les consignait à Hong-Kong après deux mois d’opération, ils allaient mettre la crosse en l’air…

C’est un peu pour cela que Malko avait décidé de voir Mina. Elle avait un pied dans cette histoire, et peut-être avait-elle appris quelque chose d’utile.

De toute façon, le standard du Hilton avait des instructions. Toutes les communications pour Malko étaient dérivées sur un numéro où Dick Ryan veillait en personne avec les deux Chinois les plus sûrs de son service.