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Depuis que Mina l’avait retrouvé dans le hall du Hilton, ils n’avaient pas échangé dix paroles. Maintenant, les yeux dans le vide, elle jouait avec ses baguettes. Ou elle n’avait rien de nouveau, où elle attendait que lui la questionnât. Pour donner plus d’importance à ses révélations… Avec les Asiatiques, on ne sait jamais.

— À quoi pensez-vous ? demanda Malko.

— Aux millions qu’on a dépensés pour décorer ce restaurant, dit-elle. Pour la face. Par moments, je hais mon peuple. Savez-vous qu’il y a quelque temps, des bandits ont kidnappé la femme d’un milliardaire de Hong-Kong ? Ils voulaient un million de dollars de rançon. Cet homme adorait sa femme et il aurait pu payer sans même s’en apercevoir… Mais la presse s’était emparée de l’histoire. Il ne pouvait plus payer sans perdre la face. Alors, il a refusé. Ils lui ont renvoyé sa femme par petits morceaux ; en commençant par les doigts, les seins et les oreilles…» Cela a duré un mois.

» Depuis, il a dépensé trois fois la somme qu’on lui réclamait pour châtier dans des supplices incroyables les ravisseurs.

— Comment connaissez-vous cette histoire ?

— Chaque fois qu’il recevait un morceau de sa femme, il venait me voir, répliqua-t-elle simplement. Ensuite, il me battait terriblement pour me punir d’être belle. Il adorait sa femme. Il m’avait apporté tous ses vêtements pour que je les mette quand il me faisait l’amour. Après il les a brûlés.

— Pourquoi ne l’avez-vous pas épousé ? Elle haussa les épaules :

— Dans ce pays on n’épouse pas les putains. Soudain, elle soupira.

— Oh ! comme je voudrais partir ! Malko sauta sur l’occasion.

— Vous n’avez rien appris ? Elle secoua la tête.

— Rien encore.

— Le temps presse. Ce que je veux savoir vaut très cher aujourd’hui. Peut-être rien dans une semaine.

Mina eut un geste d’impuissance. Malko avait failli lui parler de son bain dans la baie de Kowloon puis s’était ravisé. À quoi bon ? Il fit une dernière tentative :

— Qui vous avait dit d’aller réclamer le corps de Cheng Chang ?

— Je ne peux pas vous le dire.

De nouveau, elle était fermée comme une huître. Elle savait certainement quelque chose, mais quoi ? Et pourtant, elle avait vraiment envie de quitter Hong-Kong. C’était la seule chose sûre. Un peu agacé par le mutisme de sa compagne, Malko regarda autour de lui. Il avait l’impression déprimante de perdre son temps. Comme souvent en Asie où les concepts du Blanc n’ont plus qu’une valeur très relative.

Le restaurant se vidait. La vie nocturne et clandestine d’Aberdeen avait commencé. Une humanité inquiétante grouillait dans l’obscurité autour du Sea-Palace. Les putains dans les sampans, les petits tripots flottants où l’on jouait au fan-tan, et d’autres choses encore plus inquiétantes. De jeunes blousons noirs chinois rôdaient dans l’ombre, espérant surprendre un touriste isolé. On mettrait cela sur le compte des communistes…

Une partie de la noce s’était installée au fond de la salle, s’empiffrant avec de grands rires, ponctués de petits verres d’alcool de riz. Les visages luisaient de sueur et de graisse. On est très pauvre ou très riche en Chine et le voisinage de la misère n’a jamais gêné personne. À trente mètres du Sea-Palace était ancrée une jonque où un gang de matrones mutilaient des enfants pour en faire des mendiants. Elles brisaient les membres de certains d’eux, en brûlaient d’autres et laissaient tremper les plaies dans l’eau innommable du port afin qu’elles s’infectent assez spectaculairement…

Pour dix dollars, les initiés pouvaient visiter la fabrique de monstres après un bon repas au Sea-Palace.

Malko réclama l’addition. Les petits mendiants s’enhardissaient et commençaient à envahir la salle. L’un d’eux vint jusqu’à la table et tira Malko par la main. Celui-ci se dégagea gentiment. Mais le petit Chinois restait debout près de la table, obstiné. Il murmura une phrase en chinois. Mina traduisit :

— Il veut que vous signiez le livre d’or de l’établissement. Tous les étrangers le font. C’est là-bas, près de l’entrée. Il espère une pièce.

Malko sourit et se leva. On venait de lui rapporter sa monnaie. Le gamin le précéda jusqu’à une table où était posé un grand registre couvert de signatures et de paraphes en anglais et en chinois. Malko prit son stylo et s’apprêtait à y joindre le sien, lorsqu’il resta en arrêt.

La dernière ligne du registre comportait quatre mots en anglais qui dansaient comme des lettres de feu devant les yeux de Malko : 34 Temple Street. Cheng.

Le gamin lâcha la main de Malko et disparut en courant. Malko gribouilla n’importe quoi au-dessous du message. Soudain, la voix de Mina demanda derrière lui, moqueuse :

— Qu’avez-vous écrit ?

Il réprima un sursaut et se déplaça de façon à cacher la page. Son regard croisa celui de la jeune femme. Impénétrable. Impossible de savoir si elle avait lu ou non. Le mieux était de faire comme si de rien n’était. Mais, maintenant, il brûlait de la quitter. Il regarda autour de lui. On le surveillait. Pourquoi cette adresse ?

— Oh ! j’ai juste signé ! fit-il en la prenant par le bras. Elle se laissa faire docilement, comme toujours. Pour revenir ils prirent la jonque de l’établissement. Malko avait du mal à garder son calme.

Quelques boutiques étaient encore ouvertes, avec des lampes à acétylène. Ils montèrent dans le premier taxi de la file. Encore une chose qui n’était pas chère à Hongkong. Mais tout y était bon marché, y compris la vie humaine.

À chaque virage de la route sinueuse longeant la côte, le corps de Mina s’appuyait contre le sien. Dans la pénombre, impossible de discerner son expression. S’il lui proposait de rentrer avec lui au Hilton, elle accepterait. Elle n’en était pas à un homme près. Mais c’était plutôt le contraire qu’il cherchait pour l’instant…

— Je crois que l’alcool de riz m’a fait mal à la tête, fit-il d’un ton aussi dégagé qu’il le put… Je ferais mieux d’aller me coucher.

— Bien sûr, dit-elle d’une voix égale. Mais avant je voudrais vous montrer le Marché de la nuit. Vous en avez entendu parler ?

— Non, mais je suis un peu fatigué…

— C’est notre route, expliqua Mina. Cela ne nous fera pas perdre de temps et c’est très joli.

Sans attendre la réponse de Malko elle dit quelques mots au chauffeur. Au virage suivant, la baie de Hongkong apparut dans toute sa splendeur, piquetée de milliers de lumières. La voiture entrait dans West Point, une banlieue populaire qui prolongeait à l’ouest Victoria City. C’est là que se faisait presque tout le trafic local des jonques.

Quittant Connaught Road, le taxi tourna à gauche sur le quai et stoppa un peu plus loin, devant les bâtiments du ferry pour Macao. Mina descendit, exposant généreusement trente centimètres de cuisses fuselées.

— Venez, fit-elle, c’est ici.

Malko la suivit, découvrant un spectacle étonnant. La place bordée par la mer était occupée par des dizaines de petites échoppes. Presque toutes étaient des restaurants vendant des poissons, des huîtres, des escargots… On dégustait sur place, assis sur des petits bancs. Chaque commerçant possédait sa lampe à acétylène. Une foule jacassante et compacte circulait sans cesse entre les échoppes.

Mina stoppa devant un Chinois accroupi, pérorant au milieu d’un groupe respectueux.

— C’est un diseur de bonne aventure, expliqua-t-elle. Tous les marins des jonques viennent manger ici. Ce n’est pas cher et c’est bon. Ils y trouvent même des filles. Regardez…

Une femme sans âge discutait avec deux marins. Elle était énorme, mafflue, bouffie, avec un énorme nez épaté, presque plus de cheveux. Vision de cauchemar.