Malko eut du mal à trouver le numéro 34. Les chiffres disparaissaient sous la crasse. C’était un vieil immeuble de trois étages avec du linge pendu à chaque fenêtre et un couloir si sale qu’il aurait effrayé un cafard.
Il commençait à pleuvoir. Malko se réfugia sous les arcades, frôlant des personnages innommables. Une vieille Chinoise se tenait sur le seuil du 34. À la vue de Malko elle eut un sourire édenté et murmura avec une expression qu’elle voulait engageante :
— Beautiful girls, cheap[13].
Malko s’engagea dans le couloir noirâtre. Si ses ancêtres le voyaient en ce moment, ils devaient se retourner dans leur tombe. L’odeur fade de l’opium et celle, inimitable, de la crasse asiatique, se mélangeaient pour composer un fumet de pourriture. Un escalier étroit et branlant s’ouvrait devant lui. Il s’y engagea.
La première fille qu’il vit sur le palier n’était peut-être pas chère, mais devait être en service depuis la fin de la guerre. Sa robe chinoise luisante de crasse boudinait des formes opulentes et les couches successives de fard n’arrivaient pas à cacher toutes ses rides. Elle roucoula en mauvais anglais :
— Darling. Good night. You come with me ?
Malko en frissonna. Elle aurait dû être dans un bocal à l’université. Prenant son silence pour un acquiescement, elle voulut l’enlacer et il fit un pas en arrière.
— Cheng Chang, demanda-t-il. Mister Cheng Chang. Elle ne sembla pas comprendre. De nouveau elle se rapprocha. Malko, à tout hasard, ouvrit une porte devant lui. Cinq filles seules jouaient au fan-tan sur une table boiteuse. Elles s’arrêtèrent en le voyant. Deux se levèrent et vinrent vers lui. De nouveau les explications laborieuses recommencèrent. Cheng Chang semblait être complètement inconnu. Plus Malko s’entêtait, plus elles secouaient la tête. Soudain l’une d’elles eut un rire aigu et interpella les autres.
Puis, elle prit Malko par le bras, et, avec une mimique expressive, lui fit signe de le suivre. Elle puait le patchouli et la sueur et à chaque marche s’amusait à frôler Malko. Ils montèrent deux étages. La fille frappa deux coups à une porte et attendit. Il y eut un remue-ménage puis le battant s’ouvrit. La fille eut un gloussement de joie et poussa Malko en avant.
Il était pourtant blindé contre l’horreur mais il eut un sursaut de dégoût. L’ampoule jaunâtre éclairait une apparition dantesque. Une Japonaise en kimono, le faciès décharné, les deux yeux crevés, ne laissant apparaître que le blanc. Elle murmura une phrase d’accueil en japonais et s’inclina. Malko en eut le cœur sur les lèvres.
— Cheng Chang, cria-t-il, dégoûté, à l’autre fille qui regardait en ricanant bêtement.
Soudain, il y eut un pas lourd dans l’escalier et un gros Chinois se matérialisa sur le palier. En gilet de corps, les cheveux huileux, des avant-bras énormes, il était tout, sauf rassurant. En très bon anglais, il demanda :
— Qu’est-ce qui ne va pas, sir ?
— Je cherche un certain Cheng Chang, dit Malko. Il m’a donné rendez-vous ici.
Les petits yeux se vrillèrent dans les siens.
— Mister Cheng Chang. Je ne connais pas. Cela doit être une erreur. Vous ne voulez pas une fille ? Elles ne vous plaisent pas ?
Malko serra les lèvres :
— Je vous dis que je cherche Cheng Chang. Il doit être ici.
L’autre haussa les épaules et prit Malko par le bras. Ses doigts étaient durs et crochus comme des pinces d’acier :
— Si vous ne voulez pas de filles, sir, répéta-t-il, il faut partir, nous ne voulons pas de scandale.
Une seconde les deux hommes se dévisagèrent. La Japonaise attendait, le visage mort. Pour gagner du temps, Malko demanda :
— Qu’est-ce que c’est que cette horreur ?
Pour le coup, le Chinois s’anima, découvrant assez de dents en or pour rendre jalouse l’Afrique du Sud.
— C’est une Japonaise, sir. Nous en avons trois. Elles ont été capturées pendant la guerre et nous leur avons crevé les yeux parce que les Japonais étaient très cruels avec nous. Maintenant, nous les réservons aux clients japonais, n’est-ce pas, sir ? Mais si vous voulez, c’est vingt dollars Hong-Kong…
Il luisait de joie… l’immonde. Malko se sentit des idées de meurtre, mais ce n’était pas le moment. Il préféra tirer un billet de cinquante dollars Hong-Kong et le tendre au Chinois.
— Vous êtes sûr que vous ne connaissez pas Cheng Chang ?
Le Chinois ne prit même pas le billet. Stupéfiant. Il secoua la tête sans répondre comme s’il n’avait même pas compris la question. Découragé, Malko rempocha l’argent et redescendit l’escalier.
Le brouhaha et l’odeur de Temple Street étaient toujours aussi effroyables. Une fillette l’aborda, cherchant à l’entraîner dans l’ombre. Il resta quelques secondes devant le numéro 34, se demandant s’il n’allait pas prévenir le colonel Whitcomb. Mais si Cheng Chang était là, on aurait dix fois le temps de le faire disparaître.
Bonne idée pourtant de lui avoir donné rendez-vous dans un bordel ; c’est le dernier endroit où on l’aurait suivi et le seul où il pouvait se rendre sans éveiller les soupçons. Soudain quelque chose bougea dans le couloir. Malko s’avança et vit le gros Chinois. Il fit signe à Malko d’avancer.
— Money, murmura-t-il.
Malko tendit un billet de cent dollars, plié, que l’autre fit disparaître :
— M. Cheng Chang est parti, fit-il. Beaucoup peur.
— Quand ?
Le Chinois regarda autour de lui.
— Pas longtemps.
— Où ?
L’autre secoua la tête.
— Je ne sais pas, sir. Beaucoup de gens cherchent Cheng Chang… Une fille. Puis une autre fille venue, après.
— Une fille belle ? La première ?
— Oui, oui.
Le Chinois n’avait plus qu’une envie : filer. Avec un geste vague il rentra dans l’obscurité, laissant Malko au bord de la dépression nerveuse. Où était Cheng Chang ? Et Mina, surtout ? C’est sa venue qui avait provoqué la fuite du Chinois. Qui était la seconde femme qui traquait Cheng Chang ? Mina avait bien une demi-heure d’avance sur lui, à cause du ferry.
Il allait repartir vers Nathan Road lorsqu’il sentit une main maigre s’accrocher à la sienne.
Un gamin d’une quinzaine d’années se tenait dans l’ombre. Maigre, les yeux brillants avec un blue-jean collant et un maillot de corps. D’abord Malko le prit pour un jeune pédé et se dégagea. Mais le Chinois s’accrocha en murmurant :
— Mister Cheng Chang. You come.
Malko sursauta. Ce n’était pas le même qu’à Aberdeen. On aurait cru du Kafka. À mesure qu’il se rapprochait, Cheng Chang fuyait. Il eut d’abord envie de l’envoyer au diable. Puis il lui posa des questions, mais l’autre secouait la tête. Il avait été au bout de son anglais. De guerre lasse, Malko fit signe qu’il était prêt à le suivre.
Ils débouchèrent dans Nathan Road, et le gamin s’arrêta à un taxi. Il monta près du chauffeur. Une discussion s’engagea. Apparemment, le chauffeur ne voulait pas aller là où l’autre voulait. Le jeune Chinois fit mine de descendre et, enfin, par gestes, réclama de l’argent à Malko. Le chauffeur, lesté de dix dollars, consentit à démarrer. La circulation était fluide, et très vite ils sortirent de Kowloon par Nathan Road, remontant vers le nord. D’immenses HLM pouilleuses, avec des tonnes de linge aux fenêtres, bordaient la route. Puis le paysage changea.