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On se serait cru en Norvège. Les phares éclairaient des bois de sapin et de petits lacs tranquilles, escarpés comme des fjords. Ils entraient dans les Nouveaux-Territoires, la bande de terre montagneuse et surpeuplée, coincée entre Kowloon et la frontière de la Chine rouge. Malko était rien moins que rassuré : la grande plaisanterie des Chinois communistes était d’enlever des Blancs et de les rendre après plusieurs mois… quand ils les rendaient. Et Dick Ryan ne savait même pas où il se trouvait…

Ils roulèrent près d’une demi-heure, traversant plusieurs villages endormis. Kowloon était loin derrière eux.

La route était bordée de rizières. Ils croisèrent un petit convoi militaire anglais et retrouvèrent le bord de mer, passant devant une fabrique de jonques, encore éclairée. Puis un grand écriteau, noir sur fond blanc, apparut dans la lumière des phares. « Cha-to-kok. »

C’était un des villages frontières de la colonie. Malko se souvenait parfaitement de l’avoir situé sur la carte. La moitié des maisons se trouvaient en territoire communiste. Sur les indications du guide, le taxi s’arrêta au bord de la route. Malko descendit.

Ils se trouvaient le long des premières maisons, devant un pont franchissant une rivière à sec. Un kilomètre plus loin, il y avait des soldats chinois. De jour, on pouvait apercevoir les barbelés du poste anglais qui défendait la route. Sans laissez-passer, il était impossible de franchir le barrage. Le chauffeur avait déjà fait effectuer un demi-tour à la Datsun et houspillait le guide pour être payé. Malko se vit déjà revenant à pied à Kowloon… Il ne manquait plus que cela. Pour frapper un grand coup, il sortit un billet de cent dollars, le coupa en deux et en tendit la moitié au Chinois, lui faisant comprendre, par une mimique appropriée, qu’il aurait la seconde moitié à son retour.

L’autre grommela, empocha le demi-billet et stoppa son moteur.

Mais que diable étaient-ils venus faire ici ? Ils se trouvaient à près de dix milles de Hong-Kong.

Son guide semblait impatient de s’enfoncer dans le village qui s’ouvrait, désert et mort en apparence. Ils enfilèrent une ruelle si étroite qu’ils pouvaient difficilement marcher à deux de front, à cause des innombrables éventaires étalés devant de minuscules boutiques. Au fond de chacune d’elles, des visages apparaissaient à la lueur d’une lampe à pétrole. Certains sortaient sur leurs talons, silencieusement. Ils ne devaient pas souvent voir de Blancs…

Le guide hésitait. Il demanda plusieurs fois son chemin. Soudain, il s’arrêta devant ce qui semblait être une grange. Après avoir inspecté les alentours, il poussa vivement Malko à l’intérieur. On n’y voyait goutte, mais l’odeur fade de l’opium flottait, épaisse et lancinante. Le jeune Chinois avait refermé la porte derrière eux. Malko sentit qu’il lui prenait la main et qu’il le guidait dans un escalier raide, étroit et branlant.

Ils débouchèrent dans un grenier, faiblement éclairé par deux petites lampes à pétrole. Plusieurs hommes étaient étendus sur une sorte de bat-flanc rectangulaire. Quand les yeux de Malko se furent habitués à la pénombre, il distingua une petite vieille accroupie dans un coin, vêtue de hardes noires, puis un second cercle de fumeurs. Il se trouvait dans une fumerie clandestine.

Certains fumeurs étaient couchés en rond, à même le sol, sur des morceaux de vieux journaux, la tête calée sur des billots de bois, avec au milieu des tasses de thé et des paquets de cigarettes. D’autres étaient étendus sur le bat-flanc. Silencieusement les fumeurs se passaient les deux uniques pipes de la fumerie, fumant tour à tour une boulette d’opium. C’était une fumerie de pauvres.

La plupart se dressèrent sur leurs coudes devant les cheveux blonds de Malko, pleins de méfiance. Il y eut une discussion animée entre la vieille et le jeune Chinois. Finalement, ce dernier prit Malko par le bras et le força à s’installer au milieu des fumeurs, assis à même le sol. Poliment les Chinois lui firent de la place et il se retrouva sur un journal presque propre, avec un petit oreiller de bois ! Furieux il interpella le guide et se releva :

— Where is Cheng Chang ?

Il s’ensuivit une explication confuse et embrouillée. La vieille, qui baragouinait quelques mots d’anglais, s’en mêla, tirant Malko par la manche. Finalement, il crut comprendre que Cheng Chang se trouvait quelque part dans Cha-to-kok, à un endroit que son guide devait découvrir. Le seul endroit où Malko pouvait attendre en toute sécurité était la fumerie. Celui-ci se résigna. Discuter eût fait perdre encore du temps.

Le jeune Chinois disparut dans l’escalier et Malko se retrouva avec la pipe commune dans la main. Obligeant, son voisin fit griller une boulette d’opium et l’introduisit dans le fourneau. Malko aspira une longue bouffée. À la sixième bouffée, il se sentait déjà moins nerveux. Voyant qu’il savait fumer, les Chinois ravis se disputèrent l’honneur de lui préparer sa pipe. Tout cela sans le moindre échange de parole. Et pour cause.

Les pipes succédèrent aux pipes. Les Chinois bavardaient entre eux à voix basse. La vieille apportait thé et cigarettes. Malko avait un peu perdu la notion du temps. L’odeur de l’opium l’étourdissait. Il n’avait plus envie de bouger. Personne ne s’occupait plus de lui.

De temps en temps la pensée que Cheng Chang se trouvait à quelques centaines de mètres lui arrachait un sursaut, mais, comme si ses voisins avaient deviné ses soucis, il y avait toujours une pipe toute prête… Plusieurs fumeurs se levèrent et s’en allèrent, laissant entre les mains de la vieille un billet froissé.

Son guide réapparut tout à coup, essoufflé et décoiffé. Malko se leva d’un bond. Le jeune Chinois était dans un état d’agitation extrême, marmonnait des mots incompréhensibles. Il fit comprendre à Malko qu’il fallait payer la vieille et lui arracha trois billets de dix dollars qu’elle fit disparaître aussitôt. Malko eut le pressentiment d’une catastrophe.

— Quick, quick, répétait le Chinois en le poussant dans l’escalier.

Une fois dehors, il se mit à courir dans la ruelle, déserte maintenant. Le village était un véritable labyrinthe de chemins obscurs. Seul, Malko ne s’y serait jamais retrouvé.

Son guide s’arrêta enfin devant une porte de bois, qu’il ouvrit brutalement.

— Here, fit-il, avant de s’enfuir en courant, visiblement peu soucieux de se mêler à cette histoire.

Malko entra. C’était une pièce en terre battue, avec une lampe à pétrole, accrochée à une poutre, qui diffusait une lumière extrêmement faible. Une masse sombre bougeait au centre de la pièce, par terre, laissant échapper des halètements. Malko s’approcha et distingua la tache plus claire d’une cuisse de femme avec une main aux longs ongles rouges crispés dessus. Il y eut un hurlement rauque, quand la main remonta, saisissant à pleine main l’entrejambe. Deux femmes étaient en train de se battre férocement. Sans un mot, sans même s’apercevoir de la personne de Malko.

Il y eut une nouvelle empoignade et les deux combattantes roulèrent l’une sur l’autre. Malko eut le temps de reconnaître le visage convulsé de Mina. Une grande estafilade saignait sur sa joue, ses yeux étaient hagards, elle haletait, un rictus de haine forcenée la défigurait presque.

— Mina ! appela Malko.

La Chinoise ne répondit pas. D’un coup de reins, elle venait de clouer son adversaire au sol en s’asseyant sur son ventre. Malko reconnut la deuxième veuve de Cheng Chang, celle qui avait voulu le tuer. Elle semblait encore plus mal en point que Mina, respirait à peine, les yeux fermés. Celle-ci arracha son chemisier brutalement, découvrant la poitrine de l’autre Chinoise. Il y eut un cri horrible. Mina se redressa et cracha le bout d’un des seins…

Un flot de sang jaillit de la poitrine mutilée. Toujours à genoux sur son adversaire, Mina arracha une de ses chaussures à hauts talons, la brandit et l’abattit de toutes ses forces sur le visage de la blessée. Le talon aigu s’enfonça dans l’œil droit comme un pieu et resta planté. Mais le sursaut de l’adversaire de Mina sous l’effroyable douleur, fut si violent qu’il la désarçonna.