Après avoir laissé passer un laps de temps raisonnable, elle se leva et alla trouver la mama-san.
Comme prévu, Holy Tong attendait dehors dans un taxi. Ils ne dirent pas un mot tandis qu’ils roulaient à travers des chemins déserts vers sa villa. Il posa la main sur la cuisse de la jeune femme et elle le laissa faire, magnanime, amusée même.
Dès qu’ils furent dans sa bibliothèque, Holy enlaça sa partenaire. Pendant le trajet, son imagination érotique s’était remise au travail.
Brutalement, elle se dégagea et le gifla à toute volée, un aller et retour si fort que les lunettes du Chinois volèrent à travers la pièce. C’était tellement inattendu qu’il en resta bouche bée. Même avant ce soir, Mina s’était toujours docilement prêtée à ses fantaisies sexuelles contre quelques dollars. Une seconde, la pensée l’effleura que son geste était destiné à l’exciter encore plus, mais l’expression des grands yeux marron le détrompa tout de suite. C’était un mélange en proportions parfaites de haine et de dégoût.
— Fiche-moi la paix, siffla-t-elle ; tout à l’heure, c’est la dernière fois que tu m’as touchée.
Holy se passa la main sur le visage. C’était un cauchemar. Il esquissa de nouveau un geste vers la Chinoise mais elle cracha comme un chat :
— Imbécile ! Tu ne me crois pas ! Tu es gros, laid, tu crois bien faire l’amour, mais tu n’as jamais fait jouir aucune femme.
— Mais enfin, pourquoi es-tu venue ici ? balbutia Holy. Je croyais…
Elle le regarda avec une impression d’indicible méchanceté.
— Parce que cela m’arrangeait.
— Va-t’en, fit Holy Tong dans un sursaut de dignité. Tu n’es qu’une putain et je considère avec un mépris extrême les parties intimes de Madame ta mère…
Mina s’assit sur le canapé noir et ricana :
— Je ne m’en vais pas. Je vais coucher dans ta chambre et tu dormiras ici.
Le Chinois ne comprenait plus mais la colère avait pris le pas sur le désir. Il s’approcha de Mina et la saisit fermement par le bras. Aussitôt, elle lui décocha un coup de genou vicieux qui le fit se plier en deux. Des larmes plein les yeux il l’entendit annoncer :
— Je partirai demain matin. Pour revenir dans quatre jours. D’ici là, il faudra que tu aies vendu tout ce que tu possèdes et que tu me donnes l’argent. Après, tu n’entendras plus parler de moi, jamais.
Elle rêvait déjà, Mina. Un vrai passeport ne coûtait pas plus de trois mille dollars américains. Avec l’argent de Holy, elle pourrait acheter un petit bordel à Manille, aux Philippines, et enfin faire travailler les autres. À s’en lécher les babines.
Holy, déplié par la surprise, se demandait si elle n’avait pas perdu la raison.
— J’ai tué tout à l’heure ton ami Cheng Chang, expliqua-t-elle paisiblement. Quand tu m’as demandé d’aller réclamer son corps, tu ne m’avais pas parlé de son petit secret…
Le Chinois sentit son corps se vider de son sang.
— Qu’est-ce que tu veux dire ? balbutia-t-il. Je ne comprends pas…
— Ne fais pas l’idiot, répliqua Mina durement. Cheng Chang a parlé avant de mourir. Je connais le secret que tu lui avais confié, je sais qui te l’avait dit, et je connais l’homme qui est prêt à l’acheter à n’importe quel prix, ton ami américain.
« Tu me crois maintenant ? conclut-elle triomphalement.
Holy la croyait. Il avait l’impression d’avoir reçu le Victoria Peak sur la tête. Il tentait de réfléchir mais son cerveau refusait tout travail.
— C’est très simple, continuait Mina : ou tu me donnes ce que je te demande et je disparais sans rien dire, ou dans quatre jours je vais tout raconter à l’Américain. Tu sais ce que fera Mme Yao si tout échoue à cause de toi ?
« Elle te tuera.
— Elle te tuera aussi, protesta Holy sans conviction.
Mina haussa les épaules.
— Peut-être. Mais toi sûrement.
Anéanti, le Chinois baissa la tête. Mina disait la vérité. Mme Yao le tuerait. Ne serait-ce que pour ne pas perdre la face. Le plan de Mina était diabolique. Il cherchait désespérément la faille quand une once de raison surnagea dans le cauchemar :
— Pourquoi ne traites-tu pas maintenant avec les Américains ? demanda-t-il.
— Je n’ai pas confiance, fit Mina. Ils vont me rouler. Tandis que, si tu es raisonnable, nous serons vivants tous les deux. Réfléchis bien. Je vais me coucher.
Elle se sentait très forte, Mina. Elle connaissait la mollesse de Holy Tong. Jamais il ne tenterait rien contre elle.
Pendant ces quatre jours, elle se cacherait à Macao, chez une amie sûre.
Elle se leva et sortit de la pièce en faisant saillir ironiquement sa croupe.
Mais cette vision n’éveilla qu’une morne tristesse chez Holy Tong. Il se laissa tomber sur le canapé, anéanti. Il lui restait quelques heures avant l’aube pour trouver une solution. Sinon, il était obligé d’accepter le marché de Mina.
Pour la première fois depuis longtemps Holy Tong ne commença pas sa journée par une tasse de thé. Tuan lui avait apporté son plateau. Mais il avait la gorge si serrée que même le liquide ne pouvait pas descendre. Mina était partie depuis moins d’une minute. Après avoir vidé son portefeuille et fouillé ses tiroirs. Mille dollars Hong-Kong en tout. Et ce n’était qu’un début.
— À lundi, avait-elle jeté. Si tu veux voir le soleil se lever mardi, n’oublie pas de prendre tes dispositions. Je ne te donnerai pas un quart d’heure de grâce.
Une toux discrète fit sursauter Holy. Tuan contemplait d’un air désolé le plateau de thé intact. Cela fit germer une idée dans le cerveau embrumé de Holy Tong.
— Suis-la, ordonna-t-il à son boy. Tu me diras où elle est allée. Ensuite, tu me rapporteras les journaux.
Le boy sortit du bureau précipitamment. Par chance, n’ayant pas de voiture, elle serait obligée de prendre le funiculaire. Il la rattraperait à la station.
Tuan revint une heure plus tard, avec un paquet de journaux. Il avait suivi Mina jusqu’à l’embarcadère du ferry pour Macao sans se faire remarquer. Elle avait embarqué sur le premier hydrofoil partant pour Macao, sans avoir parlé à personne. Holy prit les journaux et déplia hâtivement le Hong-Kong Standard. Il n’eut pas à lire bien loin : la photo du cadavre de Cheng Chang s’étalait sur cinq colonnes à la première page. Les mains tremblantes, il commença à lire l’article. En se disant que Mme Yao devait être plongée dans la même lecture.
Malko avait dormi deux heures. Après une douche glaciale à sept heures du matin, il avait rejoint Dick Ryan à la Californian Electronics afin de le mettre au courant de vive voix. Les deux hommes, après une orgie de café presque aussi mauvais qu’aux USA, finissaient de faire le point de la situation.
Il n’y avait pas de quoi tirer une salve d’honneur.
Le Coral-Sea arrivait trois jours plus tard et, Cheng Chang cette fois bien mort, il ne restait plus que Mina à retrouver. La cascade de meurtres disait assez que cette histoire n’était pas de la pure intox, comme l’avait cru Ryan.
Dick Ryan attendait sereinement que le colonel Whitcomb débarquât dans son bureau. La présence de Malko à Cha-to-kok n’allait pas être difficile à prouver pour l’Anglais. Encore des grincements des dents en perspective. Mais ce n’est pas lui qui les aiderait. Car, de toute façon, ni Malko, ni Ryan n’étaient décidés à lui parler du rôle de Mina.
— Il ne reste plus qu’Holy Tong que nous ayons sous la main, conclut tristement Malko.
L’Américain leva les yeux au ciel :