Maintenant, les riches avaient fui depuis longtemps. Tous les dimanches, l’évêque, symbole de l’ultime résistance aux Rouges, devait demander au Parti la permission d’ouvrir son église sur la colline de l’Armida-de-Penha… En semaine, deux soldats portugais somnolaient devant la porte pour empêcher les fidèles d’entrer.
Les derniers Portugais restaient là, englués par l’habitude, mais l’enfer du jeu était mort en se transformant en paradis communiste.
Sur la baie plate et sans grâce de la rivière des Perles, il n’y avait que deux vieux cargos rouilles et des jonques usées, aux voiles en lambeaux.
Dans un effort dérisoire et touchant pour faire venir un peu de monde, on organisait chaque année un Grand Prix automobile sur les avenues désertes qui encerclaient la petite bourgade. Cette année, en dépit des préparatifs fiévreux, on ignorait s’il allait se dérouler. De mauvaise humeur, les communistes avaient menacé de faire assassiner les pilotes impérialistes.
Une nouvelle carcasse de béton et d’acier apparut dans la côte. Le chauffeur de Malko, un métis chino-portugais, eut une mimique désabusée :
— Encore un casino. Il ne sera jamais achevé. Les propriétaires sont partis à Singapour, il y a deux ans.
Singapour ! Un autre monde.
Et l’on n’était qu’à une heure et quart de Hong-Kong par les hydroglisseurs ultramodernes de la compagnie Shuntak. Voyage féerique à travers la mer de Chine, entre des milliers d’îles inhabitées.
Enfoncé dans l’eau le long de son ponton, l’hydroglisseur était le seul objet moderne de Macao. Tout le reste était resté au XIXe siècle.
L’arrivée des engins amenait un peu d’animation, puis l’apathie retombait. Seuls les cyclo-pousses à la capote verte pédalaient comme des fous, traînant les rares touristes et saluant respectueusement tous les uniformes rencontrés. Dans cet univers kafkaïen, le policier chinois de la place du Sénat était plus puissant que le gouverneur portugais. Il faisait partie de l’ordre nouveau, à la fois invisible et omniprésent.
Le taxi déposa Malko sur une placette ombragée, en face de l’Hôtel de Bela-Vista, le palace de Macao. Le dernier endroit où on trouvait encore du café brésilien.
L’Avenida Almeida-Ribeiro s’ouvrait devant lui, avec ses boutiques de pacotille. Il hésita un instant, craignant d’être suivi. Mais il avait eu beau examiner un à un ses compagnons de voyage, il n’avait pas décelé celui ou celle qui le surveillait.
Ici, l’espionnage et la violence paraissaient appartenir à un autre monde. Malko s’engagea en flânant dans l’avenue. Au fond des boutiques, les commerçants apathiques n’espéraient plus rien.
Il découvrit sans aucune peine la boutique du philatéliste. Elle était la seule dans son genre, minuscule et poussiéreuse, coincée entre deux marchands de souvenirs.
Qui pouvait collectionner les timbres à Macao ?
La vitrine ne renfermait que quelques pochettes jaunies et un catalogue de 1956.
Malko poussa la porte, déclenchant une clochette. Cela sentait le renfermé et la crasse. Un Blanc, vêtu d’une chemise sans couleur, sortit sans enthousiasme de l’arrière-boutique. Il était plus grand que Malko, avec des épaules très larges et un visage aux traits marqués, large et plat, avec des yeux très enfoncés dans leurs orbites. Il n’était pas rasé et avait les yeux injectés de sang, comme s’il n’avait pas assez dormi ou s’il avait trop bu. Il marmonna un vague bonjour à l’adresse de Malko et attendit, l’air surpris. L’élégant costume de Malko détonnait dans la boutique minable.
Ce dernier sortit de sa poche le dollar d’argent et le posa sur le comptoir, comme s’il jouait avec.
— Je voudrais une pochette de variétés de Chine 1900, demanda-t-il.
C’était la première partie du code.
D’abord, il crut que le marchand ne l’avait pas entendu. Pas un muscle de son visage n’avait tressailli. Il n’avait pas bougé. Alors, Malko poussa la pièce devant lui, sur le comptoir, à plat pour qu’il puisse voir la date : 1902. Soudain, l’homme demanda d’une voix changée :
— Pourquoi vous a-t-on envoyé ici ? Il dévisageait Malko, peu amène.
— On a besoin de vous, dit ce dernier. Une histoire sérieuse. Vous êtes le seul à pouvoir nous aider.
L’autre secoua la tête :
— Les imbéciles, fit-il, comme pour lui-même. Ils gâchent dix ans de travail.
Malko le regarda, surpris :
— Pourquoi dites-vous cela ?
Le marchand de timbres haussa les épaules.
— Tout se sait à Macao. Tout. Ce soir, « ils » sauront que vous êtes venu me voir. Dans trois jours, ils sauront qui vous êtes, et alors…
— Et alors ?
— Ils me tueront ou ils me chasseront. Je crois plutôt qu’ils me tueront. Ils n’aiment pas qu’on se moque d’eux. Enfin, que voulez-vous de moi ?
La résignation de la voix était incroyable. Brusquement, Malko découvrait le visage ingrat de l’espionnage. Cet homme vendait des timbres dans une boutique miteuse depuis des années, avait oublié la vie de son pays, afin de servir une seule fois, pour une chose dont il ne saurait même pas l’importance. Malko allait lui expliquer lorsque un vacarme infernal retentit dans l’avenue. Des haut-parleurs crachaient des slogans en chinois, d’une voix nasillarde et criarde. Les murs en tremblaient.
— Qu’est-ce que c’est ?
Malko s’en bouchait les oreilles. Le marchand de timbres sourit tristement.
— Le lavage de cerveau quotidien. Les communistes ont installé des haut-parleurs dans toute la ville. De deux à cinq, ils endoctrinent la population et les visiteurs.
Saisissant. Pourquoi Mina était-elle venue se réfugier ici, dans la gueule du loup ?
— Voilà ce que je viens chercher, expliqua-t-il, entre deux vociférations…
Il décrivit Mina, donna son nom. L’autre écoutait attentivement, il hocha la tête, à la fin :
— Je pense que ce ne sera pas difficile, dit-il, sauf si elle est déjà passée de l’autre côté.
— Je ne crois pas, dit Malko. Elle en venait.
— Qui sait ? dit l’Américain, rêveusement. Ils ne raisonnent pas comme nous. Mais si elle est à Macao, je vais la trouver. Ce sera le premier et le dernier service que je rendrai ici. Ma femme est Chinoise, vous comprenez, membre du parti. C’était une belle réussite, n’est-ce pas ? Elle ignore qui je suis réellement.
Il eut un geste fataliste :
— Revenez ici à la fin de la journée. En attendant, promenez-vous, faites le touriste, n’attirez pas l’attention sur vous, surtout… Tenez !
Malko empocha une pochette de timbres multicolores. L’autre le raccompagnait déjà à la porte et lui disait au revoir d’un ton indifférent.
De l’autre côté de la rivière, large d’une dizaine de mètres, la sentinelle faisait les cent pas entre un petit blockhaus et un bouquet d’arbres. On distinguait nettement la mitraillette à chargeur camembert passée à l’épaule et la toque de fourrure avec l’étoile rouge communiste.
C’était fascinant, cette étroite rivière séparant deux mondes aussi dissemblables. Sur la rive portugaise, il y avait quelques cahutes de tôle ondulée et rien de l’autre côté.
— Venez, fit le chauffeur du taxi à Malko, ils n’aiment pas qu’on les regarde trop longtemps.
Il avait l’air aussi effrayé que si la rivière avait été une ligne symbolique. Malko regagna la voiture avec regret. C’était de loin ce qu’il y avait de plus intéressant à voir à Macao, cette frontière palpable avec la Chine. Il avait parcouru distraitement les rues endormies de la petite ville. Il n’y avait rien à vendre, à part quelques souvenirs sans valeur.