Bientôt, tout Macao ressemblerait aux ruines de la vieille église du XVIe siècle qui dominait la ville : une façade sans rien derrière.
— Je voudrais bien aller à Hong-Kong, dit timidement le chauffeur. Vous ne connaissez pas quelqu’un qui me donnerait du travail. Je suis un bon mécanicien.
Toujours le même refrain. Partir, fuir. Malko eut envie de lui dire que Hong-Kong était un autre cul-de-sac. Qu’après il ne pourrait plus fuir ailleurs, mais il n’eut pas le courage. Le métis quêtait un encouragement de ses bons gros yeux. Voyant que Malko ne répondait pas, il remit sa voiture en route.
Un peu plus loin, il s’arrêta : un groupe de musiciens en tenues fripées et élimées, avec des dragons en papier, étaient assis à la terrasse d’un café.
— Ils vont enterrer quelqu’un expliqua le métis, vous voulez voir ?
Le dernier spectacle de Macao.
Mina se cachait quelque part dans cette ville fossile. Qu’on était loin du grouillement de Hong-Kong. Ici c’était déjà la résignation des grands malades… Il n’y avait plus d’espoir.
— Retournons dans le centre, ordonna Malko, je voudrais faire quelques achats.
Il était sûr de ne pas avoir été suivi depuis qu’il était en taxi. Il y avait extrêmement peu de véhicules à Macao.
Laissant généreusement cent dollars Hong-Kong à son guide, il reprit l’Avenida Almeida-Ribeiro. Il entra dans plusieurs boutiques pour marchander des souvenirs. Les haut-parleurs s’étaient tus mais partout d’immenses banderoles recouvertes de caractères rouges, exaltaient la sagesse de Mao Tsé-toung. Les gens passaient devant, les yeux baissés, sauf un groupe de touristes qui se faisaient complaisamment photographier devant.
La boutique de philatéliste était toujours vide. Malko passa devant une fois, revint sur ses pas et entra. Cette fois, l’Américain devait le guetter, car il souleva tout de suite le rideau de l’arrière-boutique, et se pencha sur le comptoir.
— Rendez-moi la pochette que je vous ai donnée tout à l’heure, dit-il à voix basse.
Malko la lui tendit. Le marchand la classa et en sortit plusieurs qu’il étala devant Malko.
— Faites semblant de choisir, souffla-t-il. Il faut être très prudent.
Malko se pencha sur les timbres, la gorge nouée.
— Vous avez retrouvé la fille ?
Les lèvres de l’Américain bougèrent à peine. Comme à regret il laissa tomber :
— Oui.
— Alors ?
— Elle partage depuis ce matin une chambre à l’Hôtel Barra près du Bela-Vista avec une autre fille, qui est croupière au dernier casino de Macao. C’est une péniche ancrée dans le port intérieur. C’est tout ce que je sais.
— Merci.
Les yeux dorés de Malko se firent plus chauds. Le courage de cet homme lui inspirait le respect. C’était beaucoup plus dur de rester là, à Macao, à avoir peur, que de risquer la mort avec une vie agréable.
— Vous allez rester ?
— Oui. Ce serait trop bête. J’espère que je passerai à travers. Maintenant, partez et bonne chance. Ne restez pas trop à Macao.
Malko empocha une pochette de timbres et se dirigea vers la porte. L’Américain, au dernier moment, lui glissa :
— J’aimerais bien revoir la Californie, un jour, mais je n’y crois pas beaucoup.
L’Avenida Almeida-Ribeiro s’était vidée des touristes. Le dernier hydroglisseur repartait une demi-heure plus tard. Malko repartit vers le Bela-Vista. Il n’eut aucun mal à trouver l’Hôtel Barra, situé dans une petite rue à côté. Assez minable. Malko n’eut pas le temps de se demander ce qu’il allait faire. Deux filles sortaient de l’hôtel en se tenant par le bras. L’une d’elles était Mina. Il se jeta dans une encoignure de porte. Elles passèrent devant lui et montèrent dans un cyclo-pousse.
Qui n’a pas rêvé des casinos de Macao ? Quand le cyclo-pousse de Malko s’arrêta, il eut envie de se frotter les yeux. Il se trouvait de l’autre côté de Macao, en face de la côte de Chine, dans un quartier populaire dont les murs lépreux des maisons disparaissaient sous les affiches Mao. Devant lui, se trouvait une sorte de péniche à deux étages, ancrée au quai. Mina et l’autre Chinoise venaient de s’y engouffrer.
Une demi-douzaine de cyclo-pousses somnolaient devant.
C’était le casino Royal.
Malko descendit, abasourdi. À Las Vegas, on n’aurait même pas osé y mettre des machines à sous. C’était minuscule, minable, ce casino flottant, ancré face à la Chine. C’est tout ce qui restait du grand Macao, le Monte-Carlo de l’Asie !
On aurait dit un bateau-mouche abandonné. Certes, les dorures et la peinture rouge y étaient, mais il n’y avait même pas de portier : économies. Les propriétaires auraient bien remorqué le casino ailleurs si l’endroit le plus proche où le jeu était toléré ne s’était trouvé à deux mille milles marins…
La nuit tombait. Une musique aigre-douce venait du casino. Malko fit les cent pas pendant une vingtaine de minutes, espérant que Mina allait ressortir. Il aurait préféré lui parler seul à seul. Finalement, il se décida à enjamber la passerelle. Le rez-de-chaussée avait été transformé en salle de spectacle. Des acteurs masqués, en costume somptueux, jouaient une pièce chinoise hermétique devant une trentaine de spectateurs sirotant du thé au jasmin.
De chaque côté de la péniche, des escaliers menaient aux étages supérieurs, où se trouvaient les jeux. Malko emprunta l’escalier de gauche.
Le premier étage était sinistre. Il n’y avait que des tables de fan-tan et de « 21 » tenues par des croupières, jolies filles habillées très court, douées d’une dextérité infernale pour brouiller les cartes et ramasser les jetons de toutes les couleurs. Malko s’approcha d’une table.
Aussitôt, une fille aux longs cils, avec une sacoche d’encaisseur, s’approcha de lui :
— Change, sir.
Pour ne pas se faire remarquer, il changea cent dollars de jetons mauves.
Comme toujours en Asie, les apparences ne comptaient pas. À la table, un vieux Chinois jouait sans arrêt de gros bancos. On l’aurait cru à l’Armée du Salut. Une chemise élimée et sans col, une barbe de trois jours, des mains sales, un pantalon tire-bouchonné. Mais régulièrement, sur un signe imperceptible des doigts sales, une des vaporeuses caissières s’approchait et déposait devant lui une pile de jetons. Sans signature, sans compter, sans rien.
Grâce aux glaces qui recouvraient les murs, Malko surveillait les gens circulant entre les tables. Il avait peur d’avoir été suivi depuis Hong-Kong. Mais par qui ? L’anxiété du marchand de timbres et ses remarques augmentaient encore son angoisse. C’était la mouche et l’araignée. Ici, à Macao, il pouvait disparaître à tout jamais, sans que personne sache ce qu’il était devenu. Les Chinois faisaient ce qu’ils voulaient.
Le casino se remplissait peu à peu. Beaucoup de curieux, l’entrée étant libre. Mais au fond, il restait cinq tables de « 21 » sans aucun joueur. En vain, les croupières prenaient des poses sexy, lançaient des œillades enflammées.
Pas de Mina.
Malko reprit l’escalier tapissé de glaces. Un court instant, au moment où il passait, un visage d’homme s’y refléta. Banal. Un Chinois entre deux âges, aux cheveux lissés en arrière, le visage bouffi, bien habillé. Mais un « tilt » se fit dans le cerveau de Malko. Sa mémoire fonctionnait toujours aussi bien. Cet homme était assis à quelques places de lui, dans l’hydroglisseur.
Bien sûr, cela pouvait ne rien dire. Son regard ne croisa même pas celui de Malko. Déjà, il avait disparu.
Le dernier étage était bien différent des deux autres. C’était l’étage noble, celui du mah-jong, le jeu traditionnel chinois, dont les règles sont totalement incompréhensibles aux Européens. Le mah-jong se joue sur deux étages. En face de Malko, il y avait une longue table, avec d’un côté, les joueurs, de l’autre, les croupières. Celles-ci annonçaient d’une voix aiguë, en chinois, les mises et les numéros. Sans arrêt, les joueurs faisaient claquer sur la table les pièces du mah-jong ressemblant à des dominos, causant un vacarme infernal.