Brusquement l’hôtesse hurla. Un son rauque et ininterrompu. Courant maladroitement sur ses hauts talons, elle fonça vers l’avant, tenant toujours la boîte, comme si elle l’avait collé à ses doigts.
Paralysé par l’horreur, Cheng Chang suivait des yeux l’hôtesse. Ses lèvres marmonnaient une muette invocation au Ciel. Sa voisine ne s’était toujours pas réveillée.
La flamme rouge de l’explosion frappa sa rétine, avant que la déflagration lui déchirât les tympans. L’hôtesse parut se soulever de terre et sa tête vola à travers la cabine comme un ballon de football. Les hublots de l’avant se volatilisèrent et une épaisse fumée noire envahit instantanément la cabine. Cheng Chang eut soudain l’impression de se trouver dans un ascenseur qui aurait pris du LSD. Le Bœing 727, train sorti, tombait comme une pierre, vers l’eau noire de la baie de Hong-Kong. Assommés par le souffle, le pilote et le second pilote gisaient, écrasés sur les commandes.
Le souffle de l’explosion atteignit Cheng Chang, qui fut plaqué à son siège par une main géante. Sa voisine se réveilla avec un hurlement et griffa le bras du Chinois dans sa panique. Frénétiquement, Cheng Chang tentait de tirer la poignée de l’issue de secours.
Dans une gerbe d’écume, le Bœing 727 frappa la mer et rebondit, se brisant en deux à la hauteur des ailes et pulvérisant un sampan qui se trouvait malencontreusement là, à relever des casiers de langoustes.
CHAPITRE III
C’était une innocente boîte, entourée de papier marron, où se détachaient des caractères chinois peints en rouge vif, de la taille d’une boîte à chaussures, posée sur une des banquettes, dans le hall du Hilton. Malko venait de passer devant, sans même la regarder. Soudain le cri perçant d’un boy chinois le fit se retourner. Le bras tendu vers la boîte, le jeune garçon tremblait de tous ses membres en hurlant comme une sirène.
En une seconde, ce fut la panique. Les six employés de la réception plongèrent, avec un ensemble touchant, derrière leur comptoir, laissant trois Américaines en plan. Les petites hôtesses en mini-cheong-sam[6] disparurent comme une volée de moineaux. Les employés et les clients les plus courageux plongèrent à plat ventre, le nez dans la moquette.
Le hall s’était vidé comme par un coup de baguette magique. Un seul n’avait pu bouger : un assistant manager assis à un petit bureau, à deux mètres de l’objet. Pour s’éloigner, il aurait dû passer devant. Sans quitter la boîte en carton des yeux il souleva son téléphone, avec des précautions infinies, et composa le 999. Lorsque quelqu’un répondit, il articula d’une voix blanche :
— Venez vite… Il y a une bombe dans le hall du Hilton.
Il raccrocha et demeura rigoureusement immobile, ne quittant pas l’engin des yeux. Des rigoles de sueur glissaient le long de ses bras. Son cerveau vide se refusait à penser.
On aurait entendu voler une mouche. Les ascenseurs s’étaient arrêtés de fonctionner. Un employé de l’hôtel bloquait l’escalator menant à la rue, avec des gestes hystériques. Les rares clients du bar semblaient soudain vissés à leur chaise. Malko, prudemment abrité derrière un pilier, regardait la bombe, n’arrivant pas à croire que c’était vrai.
Le Hilton était devenu le château de la Belle au bois dormant. Comme si le bruit avait pu faire exploser la bombe. Le silence se prolongea plusieurs interminables minutes. Peu à peu, tous ceux qui s’étaient jetés à terre rampaient hors de portée de l’engin.
Puis, dehors, le bruit d’une sirène se rapprocha et vint mourir devant l’hôtel. Il y eut des cris et des appels, et plusieurs policiers casqués surgirent de l’escalator. Ils jetèrent un œil inquiet à la bombe puis redescendirent. Se rendant enfin compte que c’était sérieux, une des Américaines poussa un cri perçant et s’évanouit.
Poussant devant eux un rempart fait de sacs de sable montés sur une armature de bambous, deux policiers entreprirent de traverser le hall à quatre pattes. Dans un silence de mort, ils parvinrent jusqu’à un mètre de la bombe. Un téléphone se mit à sonner sur le desk de la réception, mais personne ne répondit. Le Chinois qui avait appelé la police essayait désespérément d’entrer dans le mur derrière lui. Son complet était aussi trempé que s’il était resté une heure sous une pluie d’orage.
À l’abri du bouclier, les deux policiers progressaient pouce par pouce. Eux aussi, transpiraient. Si la bombe était de forte puissance, ils seraient pulvérisés. Un Blanc les rejoignit, un vieux sergent anglais en short. Il cria un ordre, s’avança tranquillement jusqu’à trois pieds de la bombe, puis se pencha dessus.
On aurait entendu voler une toute petite mouche. Instinctivement, Malko se rencogna derrière son pilier. C’était trop bête de se faire déchiqueter gratuitement.
Le sergent fit un geste aux Chinois. Avec une perche de bambou l’un d’eux commença à sonder délicatement le paquet suspect, essayant de le retourner. Ce dernier glissa sur la banquette. Effrayé, le Chinois qui maniait la perche fit un faux mouvement : poussée trop violemment, la boîte tomba par terre !
On entendit un cri étranglé ! Le manager assis derrière le bureau n’avait plus forme humaine…
Le paquet avait fait un bruit mou et léger. Avec un juron étouffé, le sergent se leva, fit deux pas en avant et ramassa la boîte.
C’était trop pour le manager : il glissa, évanoui, sur sa chaise. Le sergent soupesa la boîte une seconde et éclata de rire. Il la remit par terre et posa dessus son lourd brodequin. Le carton s’écrasa : c’était un emballage vide.
C’est à qui surgit le plus vite pour s’approcher de la fausse bombe ! Un employé de la réception sauta même par-dessus son comptoir. Le sergent déchirait la « bombe » de ses grandes mains rouges, le visage impassible. Quatre ou cinq employés de l’hôtel se pressaient autour de lui, obséquieux. Il les interrogea rapidement, sans conviction. Bien entendu, personne n’avait rien vu, rien remarqué. En chinois, la bombe portait : « Mort aux impérialistes fauteurs de guerre. »
Un policier en uniforme grimpa en courant l’escalator et dit un mot à l’oreille du sergent : il y avait une bombe posée entre les rails du tramway, dans Hennessy Road, à moins d’un mile. La circulation était paralysée. L’Anglais prit les débris de la boîte en carton et salua. C’était sa septième bombe depuis qu’il avait pris son service, à neuf heures.
Près de Malko, un gros Chinois se releva en soufflant et murmura en s’époussetant :
— Un jour il y en aura une vraie et nous serons tous morts…
Il ne croyait pas si bien dire : trois jours plus tôt, la police, à la suite d’une dénonciation anonyme, avait découvert sur le toit d’un des ascenseurs du Hilton deux kilos de TNT. De quoi expédier l’ascenseur et ses occupants directement en enfer. Évidemment, il n’y avait pas de détonateur. Oubli volontaire ou non ? La direction de l’hôtel avait fait tomber une pluie de dollars sur les journaux en langue anglaise pour qu’on ne parlât pas de l’incident, mais les quotidiens chinois s’en étaient donnés à cœur joie. Depuis, le petit personnel chinois du Hilton préférait l’escalier.
Car il y avait aussi des vraies bombes. On comptait une cinquantaine d’alertes par jour. Dès qu’on apercevait une valise ou un carton abandonné, on se ruait sur le téléphone. Les équipes de déminage dormaient debout.
Hong-Kong n’était plus la cité du plaisir et du commerce. En quelques heures, Malko, arrivé la veille en fin de journée, s’était senti, lui aussi, oppressé par cette ambiance pesante. Les Chinois avaient commencé la reconquête psychologique de Hong-Kong. Comme ils venaient de le faire pour Macao, où l’évêque n’avait plus le droit de dire sa messe sans en demander l’autorisation au responsable du parti. En apparence, c’était toujours l’administration portugaise qui régissait la minuscule enclave, mais la plus infime de ses décisions était soumise à la bureaucratie tatillonne des communistes. Après une longue campagne d’intimidation et de bombes, le gouverneur de Macao avait dû signer un document en neuf points, abandonnant pratiquement le territoire aux communistes.