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— Si je comprends bien, conclut l’amiral les communistes vont s’attaquer soit à mes hommes soit à mon navire, d’une façon que nous ignorons et à un moment qui n’a pas été défini…

— C’est à peu près cela, concéda Dick Ryan en se tortillant sur sa chaise.

— Eh bien, fit l’amiral, heureusement que la CIA fait des cachotteries à la Navy Intelligence en l’accusant de ne pas être sérieuse. On peut dire que vous êtes bien informés ici. Et, en plus, je n’ai même pas le droit de reprendre le large sans déclencher un incident diplomatique avec les Anglais…

— Vous avez un cocktail à six heures chez le gouverneur, précisa Dick Ryan, pince-sans-rire pour une fois.

L’amiral le foudroya du regard :

— Faut-il y aller aussi armé ?

Malko et Dick ne répondirent pas à cette flèche du Parthe. L’amiral s’était levé et leur broya les mains dans une poigne de fer.

— Messieurs, je vous remercie néanmoins de vos efforts. Je vais alerter tous nos officiers et nos hommes afin qu’ils soient sur leur garde. Espérons que tout se passera bien.

— Espérons, fit Dick Ryan en écho. Dès que l’amiral fut sorti, il fit à Malko :

— Mon cher, vous n’avez plus qu’à aller faire du shopping. La Navy Intelligence a pris la relève. On va voir s’ils font mieux que nous. Moi, le Coral-Sea me sort par les yeux.

Malko ne se le fit pas dire deux fois. Depuis deux jours, il avait subi assez d’émotions violentes pour avoir envie d’un peu de repos. Après avoir quitté le consulat, il gara sa voiture et s’engagea à pied dans Queens Road.

Les boutiques étaient incroyablement bien approvisionnées. Les montres suisses, l’or, les perles, les bijoux, les appareillages électroniques dégoulinaient des vitrines à des prix défiant toute concurrence : la douane n’existe pas à Hong-Kong.

Il finit par entrer dans un Chinese Emporium, sorte de Prisunic ne débitant que des objets manufacturés en Chine rouge, à un prix ridiculement bas. Les vendeurs, honnêtes et maussades, regardaient les dollars avec la même idolâtrie que les portraits de Mao. Malko se chargea de nappes brodées ; il y avait là assez de linge pour remplir toutes les armoires de son château.

Chargé comme un baudet, il allait pousser la porte tournante du Hilton quand il s’entendit héler par son prénom. Po-yick, avec son éternelle jupette bleue, ses socquettes blanches et son cartable, courait derrière lui.

— Bonjour, dit-elle de sa voix flûtée, je vous ai vu de loin, alors j’ai couru pour vous dire bonjour…

Encore un mensonge. Elle devait être embusquée depuis une heure au moins. Malko lui tendit un de ses paquets :

— Tiens, tu vas m’aider.

Elle le prit et lui emboîta le pas. Au lieu de prendre l’escalator, Malko alla au fond de la galerie marchande et s’arrêta devant la porte de l’ascenseur. Po-yick lui jeta un regard effrayé. Il la rassura, amusé :

— Nous devons passer par ma chambre pour poser tout cela. Par ici nous évitons le hall, personne ne te verra. Tu n’as pas peur de venir avec moi ?

Elle secoua la tête sans répondre, mais monta dans l’ascenseur. Le regard qu’elle échangea avec la liftière est indescriptible. Si les yeux pouvaient tuer, les deux femmes seraient tombées mortes sur-le-champ…

Elle ouvrit de grands yeux devant la suite somptueuse de Malko et tourna autour de la bouteille de champagne au frais dans son seau, très intimidée et intriguée. Malko la prit par le bras gentiment :

— Viens t’asseoir un moment ici, dit Malko, qui avait décidé de la tutoyer. Nous pourrons bavarder plus tranquillement qu’en bas.

Le regard de la fillette le fuyait. Il s’aperçut qu’elle tremblait de tous ses membres, comme un animal effrayé. Malko la fit asseoir sur le divan en L et alluma la télévision. Pour la détendre, il lui montra ses achats. Elle s’extasia sur les nappes, mais son regard demeurait obstinément baissé.

— Tu n’as pas de devoirs à faire aujourd’hui ? demanda-t-il.

Elle secoua sa longue natte.

— Non. Mais je dois…

— Et pas de bombes non plus ? Cette fois, elle eut un sourire :

— Oh ! non, pas tous les jours. Je vous remercie. Vous êtes vraiment un ami du peuple, récita-t-elle. J’étais sûre que vous n’étiez pas un impérialiste.

Malko rit de bon cœur. Po-yick commençait à s’acclimater, regardait autour d’elle.

— Pourquoi avez-vous deux pièces ? demanda-t-elle. Vous êtes tout seul.

— Une chambre pour te recevoir, dit Malko. Et une chambre pour dormir.

Elle tendit le cou vers la chambre à coucher et rejeta vite la tête en arrière comme si la vue du lit lui avait fait peur. Ses sourcils se froncèrent.

— Mais alors, vous êtes un capitaliste si vous avez tellement d’argent. Ce n’est pas bien.

Elle ne plaisantait pas avec la doctrine, Po-yick. Malko rit de bon cœur et désigna la bouteille de Moët et Chandon. Depuis sa nomination, il en trouvait une chaque matin. Délicate attention.

— Tu as déjà bu du champagne ?

— Du champagne, qu’est-ce que c’est ? Incroyable, mais vrai.

— C’est une sorte de vin, expliqua Malko, mais bien meilleur. On boit cela quand on veut célébrer quelque chose dans mon pays, ou quand on est heureux…

Po-yick regarda la bouteille avec la même méfiance qu’une grenade :

— C’est une boisson capitaliste, avança-t-elle timidement. Je ne sais pas si je peux en boire.

Imperturbable, Malko corrigea :

— Je peux t’assurer que les communistes en boivent aussi. Les Russes en font une grande consommation…

Le regard de Po-yick flamboya :

— Les Russes ne sont pas des communistes, fit-elle durement. Ce sont des reptiles puants et contre-révolutionnaires. Le président Mao l’a dit.

— Mais le président Mao aussi boit du champagne, affirma Malko. J’ai vu des photos…

Po-yick n’était pas très convaincue, mais elle dit d’une petite voix :

— Alors je vais essayer, mais vous me promettez que cela ne me fera pas de mal ?

— Juré.

Il se leva pour ouvrir la bouteille. Fascinée, Po-yick le regarda arracher avec précaution le bouchon. Cela fit un petit « plouf » et Po-yick poussa un cri :

— Tu vois, c’est une sorte de bombe, fit Malko pour qu’elle se retrouve en pays connu.

Le liquide moussait dans les deux coupes. Il en tendit une à la Chinoise et leva la sienne :

— À notre amitié !

Elle imita son geste mais ne dit rien. Sans le quitter des yeux elle trempa ses lèvres dans le liquide ambré, et eut une petite quinte de toux.

— Ça pique !

Malko vida sa coupe.

— C’est qu’il est bon. Tu aimes ?

Po-yick hocha la tête :

— C’est bon.

Du coup, elle vida la coupe et se renfonça dans le divan. Elle contemplait Malko d’un œil songeur. Il lui sourit. Adorable Po-yick. Dans quelques années cela ferait une dangereuse fanatique qui défilerait le poing levé dans les rues de Hong-Kong. Elle aurait au moins connu le champagne.

Malko se sentait bien avec elle. Sa fraîcheur contrastait avec la boue dans laquelle il était obligé d’évoluer pour son métier. Même si elle posait des bombes de carton, ce n’était encore qu’une enfant.

Il remplit de nouveau les deux coupes, sans en mettre autant dans celle de la Chinoise. Le champagne commençait à lui faire de l’effet. Elle était moins raide sur le divan et ses yeux étaient humides et tendres. Soudain, elle demanda :

— Quand quittez-vous Hong-Kong ?

— Je ne sais pas. Dans quelques jours, répliqua Malko sans réfléchir.

Il sentit la fillette se raidir. Pour la consoler, il passa son bras autour de ses épaules.