La seconde balle du Chinois le frappa à l’épaule gauche. Il eut la sensation de recevoir un coup de marteau. Décontenancé, son adversaire s’énervait et les mouvements du ferry gênaient son tir. Une balle rata Malko. Celui-ci cherchait à deviner la direction des coups, d’après la position du canon, sautait sans cesse sur place.
Il ne put éviter la quatrième balle qui pénétra sa hanche gauche au-dessus de l’os. Le choc le rejeta d’un mètre en arrière et arracha un meuglement d’agonie à la sirène.
Ivre de rage, le Chinois vida son chargeur. Un des projectiles érafla le cuir chevelu de Malko, un autre le frappa à la poitrine, dans le sein droit, et le troisième lui traversa la cuisse tout près de l’aine.
Il avait l’impression d’être soumis à de violentes décharges électriques. Ce n’était pas douloureux mais ses forces diminuaient. Un voile rouge passa devant ses yeux et il dut s’accrocher à la corde pour ne pas tomber. Les mots se brouillaient dans sa tête. Le sang qui coulait de ses cheveux l’aveuglait. En face de lui, le Chinois remettait un chargeur dans son arme.
Malko se traîna jusqu’au bordage, l’enjamba en réunissant ses dernières forces et se laissa tomber dans l’eau.
— Hausse zéro. À mon commandement, feu ! Le quartier-maître commandait la pièce de 127. Deux marins enfournèrent un obus dans le tube.
— Paré.
Le sous-officier ouvrait la bouche quand le grondement du mégaphone l’arrêta :
— Halte au feu !
Il crut avoir mal entendu. Mais la voix de l’amiral Riley répéta son ordre.
« Il est devenu fou, pensa le quartier-maître. Ces foutus Chinois vont nous faire sauter. »
L’amiral n’était pas devenu fou. Près de lui, l’officier de sécurité traduisait le morse au fur et à mesure…
— Ici, SAS, ne tirez pas, je répète, ne tirez pas, c’est un bluff, une provocation.
L’amiral porta le récepteur du téléphone à son oreille :
— Monsieur le consul, annonça-t-il, notre agent se trouve sur ce ferry et nous envoie un message en morse demandant de ne pas tirer. Il s’agirait d’un bluff, d’une provocation. Peut-on lui faire confiance ?
Le consul n’eut pas le temps de répondre. Un répétiteur amplifiait les paroles de l’amiral dans son bureau où se trouvait également Dick Ryan. Ce dernier lui arracha l’appareil des mains.
— Vous pouvez, hurla-t-il. Vous pouvez.
L’amiral se souvenait de Malko. Ce fut peut-être autant le souvenir de cette rencontre qui compta que l’affirmation de Dick Ryan. Il avait le sentiment de s’y connaître en homme. Mais c’était aussi la décision la plus difficile de sa vie. S’il se trompait, il n’avait plus qu’à se tirer une balle dans la tête.
— Ils viennent de le jeter par-dessus bord, sir, cria un officier qui observait le ferry.
— Ne tirez pas, répéta l’amiral.
Les secondes qui suivirent furent intolérablement longues. Deux chasseurs décollèrent encore des catapultes, secouant le Coral-Sea comme un coup de tabac.
Un léger tremblement agitait la lèvre inférieure de l’amiral John Riley.
Le ferry était tout près. On distinguait les visages hurlants des Chinois et les innombrables drapeaux rouges remués à bout de bras. Tout le premier rang était occupé par des jeunes filles en chemisier blanc et jupe bleue qui criaient plus fort que les autres.
Tout à coup, la proue ronde obliqua vers la gauche. Gracieusement, le ferry virait de bord. Il passa si près du Coral-Sea que les ascenseurs latéraux de l’énorme porte-avions surplombaient la cheminée du ferry. Pendant quelques secondes, il y eut un assaut d’injures entre les marins américains et les passagers chinois du ferry. Puis celui-ci s’éloigna dans un sillage d’écume. Presque aussitôt les clameurs cessèrent, les drapeaux rouges disparurent. Avec une fabuleuse discipline, les Chinois pliaient leurs petits chiffons rouges et les mettaient dans leurs poches. Les jeunes filles se rassirent sur les bancs de bois et se remirent à papoter, ignorant qu’elles venaient d’échapper à la mort. Pour elles, tout s’était déroulé normalement.
Le ferry était redevenu un des anonymes ferries de la baie de Kowloon. Alertées par les coups de canon, plusieurs vedettes de la police lui donnaient la chasse, comme une meute de chiens.
Un même soupir s’échappa de la poitrine de tous les officiers. L’amiral eut un pâle sourire.
— Faites rentrer les avions, ordonna-t-il. Soudain, un des officiers poussa un cri :
— Regardez !
L’hélicoptère s’était immobilisé au-dessus d’un objet flottant à la surface de l’eau sale. Une échelle de corde descendit et un des membres de l’équipage plongea pour récupérer le corps inerte de Malko.
Holy Tong se sentait soudain extrêmement calme et bien dans sa peau. La soie chaude de son kimono orange lui tenait chaud et l’air frais du matin remplissait ses poumons. La rade de Hong-Kong était encore noyée dans une brise matinale, ce qui le contraria un peu. Il ne s’était jamais lassé de ce paysage féerique, lui le montagnard de Tchung-kong.
Sans commentaire, Tuan, apporta les deux jerricans et se tint respectueusement debout, à deux mètres de son patron.
— Aide-moi, demanda Tong. Fais comme je t’ai expliqué.
Tuan prit le premier jerrican et versa le liquide glacé sur les épaules de Tong. Ce dernier frissonna mais demeura immobile.
Consciencieusement, le domestique vida toute l’essence et attendit, une grosse boîte d’allumettes à la main. Holy Tong méditait, les yeux fermés. Il n’avait pas peur du tout. Plus du tout. Et encore moins envie de vivre. Mme Yao était « tombée » de la fenêtre de son sixième étage, poussée par son huissier qui était devenu commissaire à la Sécurité. L’appareil du parti ne permettait pas les échecs.
Cela avait été la goutte d’eau qui avait fait déborder le vase.
Tous les morts des deux dernières semaines hantaient Tong. Il avait trop perdu la face, vis-à-vis de tout le monde. Toute la nuit, il avait réfléchi à ce qu’aurait fait son grand-père dans les mêmes circonstances. Il avait trouvé la réponse quand les premiers rayons de soleil avaient éclairé Hong-Kong.
— Maintenant, dit-il à Tuan.
Le domestique frotta une poignée d’allumettes. Une flamme claire jaillit de sa main et il projeta le bras en avant.
Il y eut un plouf sourd et une flamme noire jaillit à plusieurs mètres de hauteur. Un instant, Holy Tong parut une divinité entourée de flammes. Puis il s’affaissa sur lui-même, sans un cri et continua de brûler.
Fasciné, Tuan regardait. Cela faisait un tout petit incendie.
Le Bœing 707, frappé de l’étoile bleue de l’Air Force, volait contre le soleil à trente-cinq mille pieds au-dessus de la surface brillante du Pacifique.
Il n’y avait qu’un seul passager à bord : Son Altesse Sérénissime le prince Malko. Immobilisé sur une civière avec quatre balles dans le corps et un litre de sang en moins. Une équipe composée de deux médecins et de deux infirmières se relayait sans cesse auprès de lui.
Lorsqu’on l’avait repêché, les médecins anglais de Hongkong lui avaient donné une chance sur cent de survie. Sa faiblesse rendait toute opération impossible. C’est l’amiral Riley qui avait fait venir spécialement de Tokyo un Bœing militaire pour emmener Malko à l’hôpital de la Navy de San Diego, en Californie. Il avait accompagné lui-même la civière dans l’avion à Kai-tak et demandé au médecin :
— S’il y reste, je veux le savoir. Je vous jure que ce jour-là tous les pavillons de la 7e flotte seront en berne.