— Foutu temps, remarqua-t-il.
Malko regarda ses mains : elles étaient extrêmement soignées. Rare chez les barbouzes. Le gros ferry ralentit. Ils approchaient de Kowloon. Il y avait peu de Blancs à bord, mais personne ne semblait prêter attention à eux. Ils auraient pu être d’innocents touristes. Ils se mêlèrent au flot des Chinois qui débarquaient et reprirent la queue pour monter dans l’autre ferry qui repartait sur Hong-Kong.
Dick Ryan parlait presque sans bouger les lèvres. Il avait facilement trouvé Malko. Les deux hommes ne s’étaient même pas serré la main.
Maintenant, accoudés au bastingage, ils bavardaient rapidement.
L’Américain se rapprocha soudain de Malko et celui-ci sentit qu’il lui glissait quelque chose dans la poche de son imperméable.
— La photo du gars. S’appelle Cheng Chang, fit Ryan. C’est assez bon pour le reconnaître. L’adresse est au dos. J’ai appelé ce matin à son bureau. Il rentre ce soir de Formose par le vol des China Airlines. Vous pourrez le piéger à Kai-tak ou chez lui. Il a dû aller vouloir vendre sa salade aux Chinetoques du grand-père Tchang Kaï-chek.
Le gros ferry vert s’était ébranlé avec une petite secousse. Sans arrêt, des dizaines de ferries identiques relient Hong-Kong à Kowloon, jour et nuit.
— Vous pensez qu’il est sérieux ? demanda prudemment Malko.
Ryan tordit sa petite bouche en un ricanement silencieux.
— Des gars comme lui, on en voit vingt par mois. Quand je suis arrivé ici, je m’amusais à interroger tous les réfugiés arrivant de Chine communiste. Ils racontaient n’importe quoi pour quelques dollars.
» D’ailleurs ici, tout le monde raconte n’importe quoi : entre les barbouzes cocos, les types de Taipeh, les Japonais… Depuis un mois, la seule information absolument sûre que j’ai pu communiquer à la boîte, c’est que la saison des pluies était en retard. Alors, je vous souhaite bien du plaisir…
— Et les Anglais ?
— Focked bastards…[8] sont déjà cocos. Pire que les Chinetoques. Des carpettes.
Le spectre de la reine Victoria se glissa entre les deux hommes. Malko savait que, pour certains membres de la CIA, et non des moindres, l’Intelligence Service était totalement noyautée par les communistes. Les très mauvaises langues insinuaient même que la reine Elisabeth émargeait sur les feuilles de paie du KGB… Le travail de la CIA à Hong-Kong n’était pas aisé. Le consulat américain, un bâtiment en L, dressait ses quinze étages le long de Garden Road, à deux pas du Hilton, sur les premières hauteurs. Le toit était hérissé d’antennes comme une HLM de banlieue. C’était le plus grand centre d’écoute du Sud-Est asiatique. Vingt-quatre heures sur vingt-quatre, des sinologues écoutaient tout ce que déversaient les radios communistes, dans les trois dialectes principaux : mandarin, cantonais et yunnan. Le tout était digéré par trois computers qui occupaient les cinquième et sixième étages. Chaque matin, la CIA envoyait une synthèse confidentielle à Washington, étendant même sa bonté jusqu’à en faire profiter le patron des Services de renseignement britanniques qui jetait un œil distrait sur ces informations obtenues à prix d’or avant de les jeter au panier.
Abrutis de propagande communiste, les sinologues allaient sagement de la cantine à leur studio d’écoute, sans faire de mal à personne.
Aussi les Anglais les toléraient-ils, tout en faisant une chasse impitoyable à tout ce qui pouvait ressembler à un agent « noir ».
— Ne me téléphonez qu’en cas d’urgence, avertit Dick Ryan. J’ai un bureau plus discret que le consulat. Electronics of California. Dans San-po-Kong derrière Kai-tak. C’est dans l’annuaire. Nous contrôlons la boîte. Moi, je ne vous connais pas. S’ils vous virent, ça m’évitera une séance de pleurniche de ce fumier de Whitcomb.
Le ferry arrivait en face du Mandarin. Dans quelques minutes, ils seraient à Hong-Kong.
— Qui est Whitcomb ? demanda Malko. L’énumération de Ryan était irrépétable. Il conclut :
— C’est aussi le patron de la Sécurité des British. J’espère que vous n’aurez pas à le rencontrer.
— Et le Coral-Sea ? demanda timidement Malko.
— Aucun risque, fit péremptoirement Dick Ryan. Ils ne vont pas l’attaquer avec des lance-pierres. Tout ce qu’ils peuvent tenter, c’est de poignarder quelques gars, à terre. On y veillera. Allez, salut, maintenant.
Il se leva le premier. Quand il fut à un mètre de Malko, il cria à haute voix, ironiquement :
— Si votre gars vous donne l’adresse d’un bon bordel à Taipeh, appelez-moi, j’y vais la semaine prochaine…
Sa silhouette massive se perdit dans la foule. Malko descendit sans se presser et prit la direction du Hilton à pied.
Dès qu’il fut seul, il regarda la photo. Une bonne bouille de Chinois.
Il lui suffisait de remonter Wardley Street jusqu’à Des Vœux Road. Ainsi il s’arrêterait chez son tailleur. Il avait bien l’impression que Max, l’ordinateur, n’était pas tout à fait au point. Dick était un type solide connaissant son métier.
Dans deux heures il irait chercher l’honorable Cheng Chang à Kai-tak. La photo de Dick était très bonne. Son séjour à Hong-Kong risquait de ne pas se prolonger beaucoup…
L’essayeur du tailleur Ma-yo-wung ne parlait pas plus de dix mots d’anglais et voulait à tout prix couper à Malko des costumes à l’italienne. Pour lui c’était le comble de l’élégance. Depuis une demi-heure, c’était un dialogue de sourd. Impavide, le Chinois répétait :
— Very good, sir, very good, en montrant une veste cintrée comme une guêpière.
Malko allait abandonner, quand il croisa le regard malicieux d’une petite fille, une Chinoise aux longs cheveux retenus par un bandeau, vêtue d’un chemisier blanc et d’une jupe plissée bleu marine, un gros paquet de cahiers sur les bras. Elle échangeait des remarques à voix basse avec une fillette de son âge, ponctuées de fous rires étouffés.
Visiblement, les démêlés de Malko les amusaient beaucoup.
— Pouvez-vous me venir en aide, mademoiselle, si vous parlez anglais ? demanda Malko avec son sourire le plus charmeur.
La Chinoise se tut, d’abord confuse. Mais elle parlait anglais assez bien. Très vite l’essayage prit une autre tournure. Avec de petites phrases courtes, incompréhensibles pour Malko, la jeune Chinoise fit abandonner la coupe italienne au tailleur.
Lorsque tout fut enfin terminé, Malko remercia chaleureusement. Son interprète clignait des yeux, très intimidée.
— Comment vous appelez-vous ? demanda-t-il.
— Po-yick.
Elle épela. Elle ponctuait chacune de ses phrases de fous rires nerveux, ne cessant de dévisager Malko du coin de l’œil, fascinée par ses cheveux blonds et ses yeux dorés.
— Eh bien ! Po-yick, proposa Malko, je vous offre un ice-cream à la cafétéria du Hilton, pour vous remercier de m’avoir si bien aidé.
La jeune fille refusa avec horreur, comme si Malko lui avait proposé une orgie sexuelle à dix-sept. Quand il l’eut poussée dans ses derniers retranchements, elle avoua enfin qu’elle serait très heureuse qu’il jetât un coup d’œil sur sa version anglaise… Et puisqu’elle refusait la cafétéria, ils transigèrent pour le hall du Hilton, lieu moins exposé aux perversions. Comme par miracle, l’amie avait disparu. Po-yick entra dans le grand hôtel, les yeux baissés, l’air affreusement gêné. Malko en riait tout seul. Il remarqua une petite étoile rouge épinglée sur le chemisier blanc.