— Vous êtes communiste ? demanda-t-il, amusé.
— Bien sûr !
Ils s’étaient installés sur une banquette de la Jade Room loin des regards indiscrets. Dès que Malko eut prononcé le mot communiste, ce fut un déluge de questions posées d’une voix aiguë :
— Est-ce que dans votre pays on aime le président Mao ?
— Est-ce que vous avez lu ses œuvres ?
— Est-ce qu’on trouve ses photos ?
Malko dut avouer à sa grande honte qu’il n’avait pas lu le petit livre rouge.
— Mais vous n’êtes pas un capitaliste ? interroge Po-yick avec une pointe d’horreur dans la voix.
Il jura qu’il n’était qu’un pauvre salarié exploité par un patron inhumain. Ce qui était presque vrai et rassura la jeune Chinoise.
— Votre pays, c’est un pays ami ? demanda-t-elle, soupçonneuse.
Sur la réponse affirmative de Malko – l’Autriche n’ayant jamais manifesté d’intentions particulièrement agressives à l’égard de la Chine – elle sortit un stylo de son sac et dessina rapidement plusieurs caractères sur une feuille blanche.
— C’est un poème de bienvenue, expliqua-t-elle. Pour les amis étrangers.
Malko remercia, touché, et ils se lancèrent dans la version anglaise. Les longs cheveux noirs de Po-yick frôlaient le visage de Malko tandis qu’il se penchait sur le texte insipide, lui chatouillant agréablement l’épiderme. Po-yick était grande pour une Chinoise, avec de longues jambes et une poitrine infinitésimale.
Une vraie petite Lolita.
Le devoir terminé, elle se leva un peu brusquement, comme gênée.
— Il faut que je m’en aille.
— Je m’en vais aussi, dit Malko. Partons ensemble.
Il avait juste le temps d’aller cueillir Cheng Chang à Kai-tak.
En rangeant ses cahiers, Po-yick demanda timidement :
— Pourquoi êtes-vous venu à Hong-Kong ?
Quand il expliqua qu’il venait repérer les lieux de tournage d’un film, les yeux de la Chinoise brillèrent d’excitation :
— Vous m’emmènerez quand vous tournerez vraiment ?
— Bien sûr, promit Malko.
Ce ne serait pas pour demain…
Oubliant son envie de partir, elle l’assaillit de questions sur Hollywood, sur les acteurs. Elle connaissait le box-office aussi bien que les pensées de Mao. Avec une prédilection pour Steve MacQueen.
— J’ai caché une photo de lui dans mes cahiers, expliqua-t-elle, ma mère serait furieuse si elle savait que j’admire un acteur impérialiste. Nous sommes de bons communistes dans la famille. J’admire beaucoup le président Mao, ajouta-t-elle vivement avec une moue grave.
Malko sourit : à cause de lui cette bonne communiste hantait le Hilton, lieu de perdition de la société capitaliste ! Il regarda sa montre discrètement, et dit :
— Je n’ai pas le temps de bavarder maintenant, je vais à Kai-tak chercher un ami.
Po-yick trottinait près de lui.
— Vous voulez bien me déposer près de chez moi, à Kowloon ? demanda-t-elle. Je suis très en retard.
Gentiment, il lui prit le bras dans l’escalator juste au moment où montait un Américain en civil, le crâne rasé. Il eut un haut-le-corps horrifié devant le spectacle de cette nymphette pendue au bras d’un homme de vingt-cinq ans son aîné. Et avec des socquettes blanches ! Dans certains États américains on aurait envoyé Malko à la chambre à gaz pour une pareille atteinte aux bonnes mœurs…
Malko avait garé la Volkswagen louée le matin à l’hôtel, près des six pousse-pousse verts rangés devant l’hôtel.
Ils allaient rarement plus loin que le coin de Queen’s Road et de Garden Road, servant surtout aux photographies des touristes. Accroupis par terre, les coolies-pousses suivirent Malko et Po-yick d’un œil cynique.
Po-yick se glissa près de Malko et posa ses cahiers par terre puis croisa sagement ses mains sur ses genoux. Malko atteignit l’embarcadère du Star-Ferry en trois minutes. Des gamins pieds nus vendaient le Hong-Kong Standard. Malko embarqua la voiture sur le pont inférieur et ouvrit la portière. Le vent frais de la mer lui fouettait agréablement le visage. Po-yick le rejoignit. Déjà le ferry s’ébranlait. La traversée ne durait pas plus de dix minutes. Il frôla une jonque godillée frénétiquement par une Chinoise au visage sans âge en large pantalon traditionnel. Une lampe à pétrole se balançait à l’arrière en guise de feu de position.
Soudain, Malko aperçut un paquet posé par terre près de la voiture. De la taille d’une boîte à chaussures. Un picotement désagréable lui parcourut le bout des doigts. Il désigna l’objet à Po-yick :
— Regardez ! Si c’était une bombe ?
La Chinoise éclata d’un rire frais, avant de donner un coup de pied dans la boîte :
— Non, il n’y a jamais de bombes sur les ferries ! Malko haussa les sourcils.
— Pourquoi ?
— Parce qu’ils appartiennent tous à des amis du peuple.
En bon anglais, à des communistes. Étrange Hongkong. Po-yick, en dépit de son jeune âge, semblait parfaitement au courant des détours de la politique. Malko abandonna le problème et se perdit dans la contemplation des centaines d’embarcations sillonnant le chenal. Soudain, il sentit le regard de sa compagne posé sur lui et demanda :
— Pourquoi me regardez-vous ainsi ? Po-yick ouvrit la bouche puis fit, extasiée :
— Je… je regardais vos yeux et vos cheveux. Je ne savais pas que cela pouvait exister. Est-ce que vous êtes communiste ?
Ce fut au tour de Malko de rester bouche bée.
— Non, pourquoi ? Elle secoua la tête :
— Parce que si vous n’êtes pas communiste, vous êtes impérialiste. Et si vous êtes impérialiste, vous êtes mauvais.
C’était un raisonnement d’une logique implacable. Malko, amusé, remarqua :
— Je suis un impérialiste, comme tu dis, mais je ne suis pas mauvais…
La Chinoise n’eut pas le temps de répondre. Une explosion sourde fit lever toutes les têtes. Cela venait de l’est de Victoria Harbour.
Les passagers du ferry s’étaient tous précipités à tribord, caquetant en chinois avec des voix assourdissantes. Mais on n’apercevait rien. Il y avait trop de cargos ancrés entre la route suivie par le ferry et le lieu où s’était produit l’explosion.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda Malko.
— Une grosse bombe, fit Po-yick, extasiée.
Le son de plusieurs sirènes de pompiers monta dans le lointain.
Avec des petits coups de sirène hargneux, une vedette grise de la police frôla le ferry, fonçant vers le lieu de l’accident, dans un sillage d’écume blanche.
La corne aiguë d’une ambulance éclata tout près, en face de l’Hôtel Peninsula, dans Kowloon. Le ferry n’était plus qu’à une centaine de mètres du quai. Malko rentra dans la voiture. Po-yick s’était rembrunie et ne disait plus rien.
Malko se dégagea de l’embouteillage de la place Yaumati et enfila Jordan Road, impatient d’arriver à Kai-tak.
La mer était entièrement recouverte d’une sorte de boue, un mélange de chair humaine, de kérosène, de bagages éventrés, de papiers, de débris de fauteuils et de quelques gilets de sauvetage, sur une zone de trois cents mètres de circonférence, juste en face du Devil’s Peak surmontant la pointe de Sam Ka-tsuen.
Une petite vedette de la police repêcha le corps d’une Chinoise presque entièrement dévêtue, et, cent mètres plus loin, celui d’un enfant japonais, à qui il manquait un bras. Toujours à l’aide de longues gaffes, ils hissèrent à bord un morceau d’antenne, un bout de carlingue éclatée, trouée comme si elle avait été soumise au tir d’une arme automatique.
À cent mètres de là, flottaient deux portefeuilles. Discrètement, les occupants d’un petit sampan les cueillirent pour les enfouir sous un tas de casiers à homard.