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Son surnom n’était pourtant pas totalement usurpé. Dans une partie du monde où on confond facilement sang-froid et cruauté, Holy Tong était désespérément bon. Il était incapable de faire volontairement du mal à qui que ce soit. Pas même à un hindou ou à un Malais. Acupuncteur, il soignait tous ceux qui venaient le voir et ne demandait jamais un dollar aux coolies ou aux sampaniers misérables.

Aussi était-il l’une des rares personnes de Hong-Kong à pouvoir se promener la nuit dans l’entrelacs des jonques d’Aberdeen, la ville flottante, sans risquer un couteau dans le dos.

Ses seules apparentes mauvaises actions consistaient à échanger le corps de très jeunes vierges réfugiées de Chine rouge contre des extraits de naissance de la colonie, faux évidemment. Comme les filles n’étaient pas tout à fait vierges, ce n’était un marché de dupes, qu’en apparence.

À première vue d’ailleurs, il avait, à peu de chose près, toutes les qualités. Et deux défauts : une boulimie érotique sans limite et une incontinence verbale qui l’avait mis souvent dans des situations délicates. Petit-fils de médecin, à la cour de l’impératrice Tseuhi, Holy était un raté : il n’avait jamais pu dépasser le stade de l’acupuncture. Et encore, ses ennemis l’accusaient-ils de piquer un peu au hasard.

Pendant la guerre, il avait acupuncté à bras raccourcis tous les amiraux japonais qui passaient à sa portée. Ils raffolaient de ses petites aiguilles d’or, d’autant plus qu’après chaque séance, Holy leur remettait une petite fiole d’un aphrodisiaque de sa composition, capable, à ses dires, de réveiller un mort. Comme la plupart des bénéficiaires de ce philtre étaient allés par le fond bien avant d’avoir pu l’essayer, Holy Tong s’était forgé une réputation de docteur-miracle à peu de frais. Un bonheur ne venant jamais seul, l’Intelligence Service avait eu vent de l’intéressante clientèle du Chinois. Holy adorait bavarder. Il s’était fait une joie de raconter tout ce que ses dangereux patients lui confiaient sur leur lit de douleur. D’autant qu’à chacune de leurs rencontres, ses nouveaux amis avaient l’élégance de laisser à sa disposition quelques jeunes Chinoises largement affranchies des tabous moraux de l’ancienne Chine.

Tout s’était merveilleusement bien passé, jusqu’au jour où la Kempetaï – la gestapo japonaise – était venue poliment lui retirer un amiral des mains, au moment où il expliquait à Holy le plan de sa prochaine bataille. Le Chinois avait offert comme alternative de donner le nom de son contact, ou de passer la nuit avec un tigre du Bengale qui avait déjà le ventre plein de traîtres.

Or, Holy était affreusement douillet. On ne se refait pas.

Du côté anglais, les bavardages d’Holy s’étaient soldés par quelques tortures assez déplaisantes et deux Victoria Cross, à titre posthume.

La vie de Holy Tong ne valait plus une pousse de bambou lorsque l’ultime amiral japonais de passage à Hong-Kong lui avait appris, entre deux piqûres, où se trouvaient les derniers sous-marins nippons, cauchemar des Anglais et des Américains… On avait donc passé l’éponge sur sa peccadille et gratifié même de quelques décorations et d’un passeport anglais.

Ses principaux clients étant morts, il avait dû se refaire une clientèle locale, ce qui n’avait pas été très difficile.

À cinquante-cinq ans, Holy Tong possédait une superbe villa dans Austin Road – une voie tranquille, tout en haut du funiculaire de Victoria Peak, jouissant d’une vue fabuleuse sur la baie –, des intérêts dans plusieurs salles de spectacles de Kowloon, un compte en banque en Suisse, un bar chic de Hong-Kong – l’Ascot – la concession de la cantine du consulat américain et, bien entendu, son passeport anglais qui lui permettait de s’envoler vers des cieux plus cléments le jour où les communistes n’auraient plus envie de jouer au chat et à la souris…

Bref, en ce matin de novembre, Holy Tong était plutôt porté à l’optimisme. Assis dans la position du lotus, devant la grande baie vitrée de son bureau, il regardait les évolutions des oiseaux.

Tuan, son domestique, entra silencieusement et déposa un plateau avec son thé et le South China Mail, quotidien qui datait de l’époque où le drapeau britannique flottait de Changhaï à Singapour. La reine Elisabeth ne contrôlait plus qu’un bout de territoire grand comme la moitié de Londres, mais le titre n’avait pas changé. Merveilleux anglais.

Le snobisme de Holy consistait à ne lire que la presse anglaise. Il déplia son journal et jeta un coup d’œil sur les gros titres. On annonçait la catastrophe du Bœing des China Airlines en avançant l’hypothèse qu’il s’agissait d’un sabotage. Il replia vite le quotidien : il avait horreur des nouvelles tristes.

Avant d’avaler la première gorgée de son thé, il regarda attentivement si aucune particule ne flottait à la surface du liquide. C’eût été un très mauvais présage. Son grand-père lui avait toujours enseigné de tenir compte des avertissements du Ciel. Encore fallait-il qu’il y en ait.

Holy Tong but une gorgée de thé, eut un petit rot de politesse, bien qu’il soit seul, et reposa sa tasse. La pièce, où il se trouvait, était absolument silencieuse, fermée par une double porte capitonnée. Les murs, tendus de velours noir, disparaissaient sous les rayonnages emplis de livres précieux, enrichis de gravures frénétiquement érotiques.

Tout un panneau était occupé par un divan très bas, noir lui aussi, avec des coussins de soie, de toutes tailles. C’est là qu’Holy donnait ses consultations.

À côté, dans une niche de la bibliothèque, se trouvait le petit coffret de bois de rose contenant les aiguilles d’or. Le téléphone était le seul objet moderne de la pièce, ainsi qu’un interphone dissimulé derrière une gravure.

Holy venait à peine de faire glisser sur sa langue la dernière goutte de thé que l’interphone grésilla :

— Elle est là, annonça simplement Tuan.

Holy Tong se leva vivement et rajusta autour de lui les pans de son kimono safran. De taille moyenne, il était rondelet et potelé, avec une solide petite brioche.

Il tira de son bureau une glace et s’inspecta rapidement. Ses cheveux argentés étaient soigneusement peignés en arrière, dégageant un front haut et bombé. Les yeux étaient pleins de vivacité, abrités derrière des lunettes sans monture. Seule la bouche était plutôt veule, surmontant un menton empâté. Pourtant Holy se sentait encore assez séduisant. Peut-être à cause de la rage érotique qui l’habitait.

Ayant vérifié son apparence extérieure, il s’agenouilla devant un panneau de la bibliothèque qu’il rabattit. C’était son petit compartiment secret, là où il cachait ses philtres et sa provision de Gien-Seng.

Il en sortit une fiole remplie d’un liquide incolore et un petit pinceau qu’il y trempa après l’avoir débouchée. Puis, écartant son kimono sous lequel il était nu, il s’enduisit soigneusement, à petits coups rapides et précis, les lèvres serrées par la concentration. Cela causait un picotement assez agréable et une sensation de froid.

Toute l’opération ne dura pas trente secondes. Holy Tong se redressa et appuya sur le bouton de l’interphone.

Quelques instants plus tard, Tuan ouvrit la porte et s’effaça. Holy s’inclina devant sa visiteuse.

Elle pouvait avoir n’importe quel âge, entre trente et cinquante ans. Les cheveux noirs, parsemés de mèches blanches, tirés en arrière en un chignon austère, les pommettes saillantes, de grandes dents jaunes se chevauchant, émergeant des lèvres épaisses, un corps maigre et dur moulé dans un cheong-sam pas très bien coupé, elle n’était vraiment pas belle. Seules ses mains, aux veines très saillantes et aux doigts effilés, avaient de la race. Elle était à peine maquillée et ne portait aucun bijou.