Quelques heures plus tard, Félix Moumié est victime de violentes douleurs d’estomac. Une femme de ménage le découvre étendu dans sa chambre d’hôtel. Transporté à l’hôpital, il décède au terme d’une longue agonie de deux semaines, le 3 novembre.
Cet assassinat est l’œuvre des services secrets français, le SDECE, alors dirigé par le général Paul Grossin. C’est une opération Homo en bonne et due forme, validée par les plus hautes autorités et conduite par un réserviste du SA, à l’instar des opérations du même type réalisées dans le cadre de la guerre d’Algérie. Contrairement à la légende, le SDECE ne se contente pas de frapper des cibles pro-algériennes. La France assassine aussi, au cœur de ses anciennes colonies qui viennent juste d’acquérir leur indépendance, ceux qui sont soupçonnés de vouloir contrer son influence.
Le général Paul Aussaresses, ancien du SDECE, reconnaîtra ouvertement que ce sont les services qui ont ordonné la liquidation de Félix Moumié. Il s’agissait, selon lui, « d’éliminer un extrémiste africain en exil qui agissait contre le gouvernement légal de son pays[43] ». Responsable des activités du SDECE en Afrique, Maurice Robert avouera qu’il prônait une « solution radicale » contre le chef de l’UPC : « L’UPC était le foyer d’une révolte permanente. Elle appelait à la révolution et risquait de mettre le Cameroun à feu et à sang, sur fond de conflit ethnique. Il fallait frapper un grand coup, la décapiter[44]. »
Ces aveux révèlent le soutien du pouvoir gaulliste à la répression sanglante menée par le président Ahmadou Ahidjo dans le Cameroun nouvellement indépendant, à partir du 1er janvier 1960. Ainsi, c’est le pouvoir camerounais qui a demandé à Paris qu’on tue Félix Moumié, jugé marxisant et proche des Cubains. Sans aucun scrupule, Paris a donné son feu vert.
Le tueur choisi pour cette mission est un Franco-Suisse dit « le Grand Bill ». Ancien combattant parachutiste, réserviste du SDECE, ce sexagénaire sportif cache parfaitement qu’il est un redoutable exécuteur. Après le décès de Moumié, la justice helvétique ordonne une autopsie qui révèle la présence de thallium dans le sang de la victime. La police parvient assez rapidement à remonter la piste jusqu’aux Français : ils ne sont pas passés totalement inaperçus, puisque « le Grand Bill » a commis l’erreur de s’inscrire sous son vrai nom à l’hôtel. Toutefois, la France va cacher et protéger son agent. Arrêté aux Pays-Bas quinze ans plus tard, en 1975, lors d’un banal contrôle douanier, il sera extradé vers la Suisse, où il croupira quelque temps en prison. Démentant officiellement tout lien avec lui, le SDECE envisagera de monter une expédition pour le faire évader en cas de condamnation. Les services suisses, embarrassés par cette histoire, finiront par relâcher le présumé empoisonneur, faute de preuves, en octobre 1980. Il pourra rentrer tranquillement en France.
Un homme est à la manœuvre à Paris pour mener ces guerres inavouables, le même que dans le dossier algérien : Jacques Foccart. Chef de bureau des services secrets gaullistes (Bureau central de renseignement et d’action, ou BCRA) durant la Seconde Guerre mondiale, animateur du parti gaulliste, le Rassemblement pour la France (RPF), dès 1948, Foccart continue d’œuvrer pour le SDECE après la Libération. Promu colonel, il est l’un des dirigeants des réseaux Stay Behind, des structures clandestines composées d’anciens résistants et de réservistes, mises en place au début des années 1950 par le SDECE et l’OTAN pour contrer une éventuelle invasion soviétique en Europe de l’Ouest.
À la tête de plusieurs sociétés d’import-export, celui que l’on appelle « la Foque » est surtout l’un des artisans du retour du général de Gaulle aux commandes en 1958. Il suit son mentor à Matignon lorsque ce dernier devient président du Conseil en juin, puis à l’Élysée lorsqu’il est élu président de la République en décembre. Officiellement, il est conseiller technique au secrétariat général de la présidence de la République, avant d’être promu secrétaire général pour la Communauté et les Affaires africaines et malgaches. Autrement dit : le contrôle de la politique africaine, de l’Algérie à l’Afrique du Sud, devient son domaine réservé.
« Monsieur Afrique » commence à défendre le « pré carré » de la France au moment même où une quinzaine de pays de l’ancien empire colonial accèdent à l’indépendance : Cameroun, Togo, Bénin, Haute-Volta, Niger, Côte d’Ivoire, Tchad, République centrafricaine, Congo-Brazzaville, Gabon, Sénégal, Mali, Mauritanie et Madagascar. Jacques Foccart s’entretient presque quotidiennement avec certains présidents africains qu’il connaît bien, tels l’Ivoirien Félix Houphouët-Boigny ou le Sénégalais Léopold Sédar Senghor. Chaque jour, il rend compte de ces conversations dans le détail, avec la synthèse des télégrammes diplomatiques, au général de Gaulle, qui écoute toujours attentivement son conseiller[45]. Adepte du secret, ce petit homme chauve chaussé de grosses lunettes reçoit également les VIP africains de passage dans sa villa de Luzarches, dans le Val-d’Oise, où ils traitent des affaires en tête-à-tête.
Jacques Foccart n’hésite pas à aider des régimes amis, fussent-ils controversés, pilotant des actions souterraines pour changer les dirigeants, évincer des opposants, appuyer des rébellions pro-occidentales ou torpiller des régimes jugés prosoviétiques. Ainsi, le président guinéen Ahmed Sékou Touré, soutenu par les Tchèques et par plusieurs autres pays de l’Est, et qui fustige la France depuis son accession à l’indépendance, en septembre 1958, subit plusieurs entreprises de déstabilisation menées par le SDECE. De faux billets guinéens sont introduits dans le pays, aggravant la situation économique déjà désastreuse. Le SA tente aussi d’organiser une guérilla armée dans les zones frontalières. Mais Sékou Touré échappe à tous les complots, trouvant des appuis auprès des pays du bloc soviétique. « Dommage que vous n’ayez pas réussi[46] », dira simplement de Gaulle à son éminence grise.
À l’Élysée, Jacques Foccart est secondé officieusement par un véritable conspirateur, Jean Mauricheau-Beaupré, alias « Monsieur Jean » ou « Mathurin ». Cet ancien résistant, journaliste et ex-collaborateur de Michel Debré, adepte des coups tordus, travaille souvent parallèlement aux services officiels[47].
Du côté du SDECE, Jacques Foccart peut compter sur son ami gaulliste Maurice Robert, ancien combattant de la France libre. Chef de poste du SDECE à Dakar, ce dernier a pour mission d’aider les autres pays africains à organiser leurs propres services de renseignement, le but étant de mieux les contrôler. Maurice Robert est nommé chef du secteur Afrique du service en mars 1959. Seul au SDECE à être en lien permanent avec son mentor à l’Élysée, il communique directement à Jacques Foccart tous les renseignements collectés et prend chaque jour ses consignes auprès de lui. Pour couvrir l’Afrique, Maurice Robert crée des « postes de liaison et de renseignement » chargés de l’assistance technique dans quatorze pays. Il met en place un réseau clandestin de correspondants baptisé Jumbo et dirigé par un autre ancien résistant gaulliste, Marcel Chaumien[48]. Ses objectifs : empêcher la « subversion » communiste de progresser en Afrique et préserver la zone d’influence française. Sans aucun état d’âme. Car, pour mener ces guerres occultes, tous les moyens sont permis, y compris des opérations fermes de maintien de l’ordre sous couvert d’assistance militaire, voire des opérations Homo, quitte à les sous-traiter si nécessaire. Interrogé à ce sujet, le général Paul Aussaresses, qui connaissait beaucoup de monde au SDECE, confirmera l’existence de telles opérations sous de Gaulle, Pompidou et Giscard[49].
43
Général Aussaresses,
44
Maurice Robert,
45
Jacques Foccart,
47
Voir Jean-Pierre Bat et Pascal Geneste, « Jean Mauricheau-Beaupré : de Fontaine à Mathurin, JMB au service du Général »,
48
Voir notamment Roger Faligot et Jean Guisnel (dir.),