Le Cameroun est un bon exemple de la politique édictée par Jacques Foccart. Dès son accession, en 1957, à un statut d’autonomie au sein de la Communauté française, il se retrouve en proie à une insurrection. Plusieurs partis ainsi que les tribus du Sud, de la région de la Sanaga et du pays Bamiléké, se soulèvent contre le président Ahmadou Ahidjo, qui prône l’unification des régions et l’accession à l’indépendance. La révolte, menée par l’UPC, embarrasse Ahidjo. Il demande directement l’aide de l’armée française, avec laquelle il signe des accords secrets de coopération. Paris décide de soutenir son protégé à tout prix, y compris en recourant à la manière forte.
Une campagne sanglante débute, sous la houlette du haut-commissaire de la République au Cameroun, l’ancien compagnon de la Libération Pierre Messmer. En poste sur place jusqu’au début de 1958, ce dernier assume les plans visant à « éliminer » les rebelles qui « n’acceptent pas la règle démocratique », « brûlent des villages » et « cassent la voie ferrée toutes les nuits[50] ».
En réalité, les militaires obtiennent les pleins pouvoirs dans ce qui s’apparente plus à une véritable guerre qu’à des opérations policières de rétablissement de l’ordre public. La répression fait des dizaines de milliers de victimes, peut-être beaucoup plus[51]. La France déploie des spécialistes de la contre-insurrection qui s’inspirent des exemples indochinois et algérien. Fin 1957, le lieutenant-colonel Jean-Marie Lamberton, qui s’est illustré en Indochine, se voit ainsi chargé, avec mille cinq cents soldats, de la Zone de pacification de la Sanaga-Maritime (Zopac), l’une des régions en proie aux violences. Son responsable politique, Daniel Doustin, délégué du haut-commissariat pour le Sud-Cameroun et futur patron de la DST (Direction de la surveillance du territoire), admet déjà à l’époque : « Les événements commandent et nous obligent à une politique de répression que nous n’avons pas voulue[52]. »
La Zopac, zone d’exception militaire, est interdite d’accès aux médias. Les maquis insurrectionnels de l’Union des populations du Cameroun, qualifiée de « Viêt-minh camerounais », sont traqués et démantelés, ses combattants parfois torturés et assassinés. Les opposants et ennemis d’Ahidjo, pourchassés, doivent être exécutés. « Nous n’avons pas pu encore éliminer les principaux leaders de la rébellion. Tant que nous ne l’aurons pas fait, les résultats obtenus ne pourront être considérés que comme des résultats partiels et non définitifs[53] », écrit Daniel Doustin durant l’été 1958.
La traque de ces cibles devient prioritaire. Le secrétaire général de l’UPC, Ruben Um Nyobe, est tué par une patrouille de tirailleurs franco-africains dans la région de Libelingoi, en septembre 1958. « Il était, avec d’autres rebelles, au mauvais moment, au mauvais endroit. Pas de chance[54] », commentera Maurice Robert, qui suit ce dossier de près au SDECE. « Je suis convaincu que ce fut une bavure[55] », écrira, pour sa part, Jacques Foccart dans ses Mémoires.
Pourtant, plusieurs sources laissent penser qu’il s’agit bien d’une chasse mortelle. Elle est supervisée par un capitaine franco-indochinois, Paul Gambini. Il cherche des renseignements près du village natal d’Um Nyobe. Une de ses équipes découvre, non loin de là, des « archives personnelles » de l’activiste, avant d’arrêter un groupe de maquisards de l’UPC, dont une femme. Brutalement interrogée, celle-ci fournit des indications sur l’emplacement du campement du leader. Une expédition menée par un officier français conduit les soldats sur les lieux le 13 septembre 1958. Par hasard, près d’un marigot, ils tombent sur Um Nyobe, accompagné de deux hommes et d’une femme. Selon le rapport du haut-commissaire adjoint du Cameroun, Joseph Rigal, au ministre de la France d’outre-mer — rapport daté du 16 septembre —, une course-poursuite s’engage sur deux cents mètres, puis « le sous-officier ouvre le feu au pistolet-mitrailleur et blesse mortellement Um Nyobe, dont les compagnons […] sont également atteints par le tir des autres soldats africains[56] ».
Ce sont donc des personnes désarmées et en fuite qui ont été abattues, sans sommation. Dans le télégramme qu’ils adressent à leurs supérieurs, les militaires français se félicitent de la mort de cet ennemi. Le cadavre du leader est exposé dans la ville d’Éséka, un jour de marché, afin d’obtenir un effet psychologique maximum sur les populations, jugées trop favorables à l’UPC.
La « pacification » du sud du Cameroun s’achève début 1959. La mort d’Um Nyobe a décapité l’UPC, mais une Armée de libération nationale du Kamerun (ALNK), qui s’est refondée sur ses cendres, poursuit le combat dans d’autres zones, malgré la proclamation de l’indépendance du Cameroun le 1er janvier 1960. L’insurrection se propage, notamment dans l’ouest du pays. Avec l’aval de Paris, les militaires français décident de reprendre l’offensive dans les régions occidentales sous le commandement du général Max Briand, surnommé « le Viking », passé par l’Indochine et l’Algérie. Son objectif : enlever le « caillou » de la minorité ethnique Bamiléké, qui gêne l’indépendance camerounaise[57], et mater définitivement la « subversion » avant de passer officiellement le relais aux forces camerounaises, début 1961, tout en continuant d’assurer des missions d’appui à leurs côtés.
Bombardements, villages rasés et incendiés, déplacements massifs de populations, tortures : les méthodes employées sont expéditives. Des milices supplétives voient le jour. La répression s’accentue en pays Bamiléké, avec son lot d’exactions et d’exécutions. La France ferme les yeux sur ce carnage, cette guerre néocoloniale qui ne dit pas son nom, destinée à soutenir un régime ami. Les services secrets prêtent main-forte aux militaires à travers l’assassinat, fin 1960, de Félix Moumié, décidé en haut lieu.
Une fois la « subversion » éliminée, le président camerounais Ahidjo est protégé par un service de renseignement, le Sedoc. Calqué sur le SDECE, le Sedoc est dirigé par Jean Fochivé, un policier camerounais formé à Dakar et à Paris par Maurice Robert. Fochivé met en place un redoutable système de répression. Interrogé à ce propos, Jacques Foccart admettra que le Sedoc, qu’il qualifie d’« efficace », a bénéficié d’un « soutien très sérieux du SDECE pour l’organisation[58] ». « Nous entretenions des rapports de confiance, je dirai même d’amitié », précisera, quant à lui, Maurice Robert, tout en admettant que Jean Fochivé était « dur, impitoyable, dès lors qu’on tentait de lui résister », et qu’il « n’excluait pas la chicote et les mauvais traitements[59] ». Un bon ami tortionnaire, en quelque sorte…
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Le bilan est impossible à chiffrer, mais la réalité des massacres est étayée par de nombreux témoignages. Certains auteurs parlent de plus de cent mille victimes. Voir Thomas Deltombe, Manuel Domergue et Jacob Tatsitsa,
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Daniel Doustin, Rapport politique sur la région Nyong-et-Sanaga, 1er avril 1957, cité dans Thomas Deltombe, Manuel Domergue et Jacob Tatsitsa,
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Note de Daniel Doustin à Jean-Marie Lamberton, 6 juin 1958, Service historique de l’armée de terre, SHAT, 6H246, citée
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Note de Joseph Rigal, 16 septembre 1958, Service historique de l’armée de terre, SHAT, 10T182, citée dans Thomas Deltombe, Manuel Domergue et Jacob Tatsitsa,
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Max Briand est secondé notamment par le lieutenant-colonel Lamberton, qui justifie la répression contre les Bamiléké — parlant d’un « caillou bien gênant » pour le Cameroun — dans un article publié par une revue officielle du ministère des Armées : « Les Bamiléké dans le Cameroun d’aujourd’hui »,